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tournant ou les poussant volontiers jusqu’à l’indécence ; tout heureux et tout aise d’embarrasser, sous le nom de « pruderie, » la plus simple pudeur ; d’ailleurs nullement voluptueux, et plutôt ordurier que lubrique... Mais il nous faut ici nous souvenir que le même homme qui a semé « tant d’ordure » dans ses écrits, est aussi celui qui a su prêter tant de noblesse aux discours de Gargantua, comme au personnage presque tout entier de son Pantagruel, et creusant plus profondément pour trouver la raison de ce contraste, qui n’est pas du tout une « énigme, » il nous faut en venir à l’examen de l’œuvre.


II. — L’ŒUVRE DE FRANÇOIS RABELAIS

Si l’on peut assez aisément dégager de la légende, — et nous venons d’essayer de le faire, — un Rabelais très différent de celui qu’on nous a si longtemps présenté pour le vrai, il est plus difficile de « diviser » l’écrivain ; et il nous faut convenir généralement, avec La Bruyère, qu’il est « inexcusable d’avoir semé l’ordure dans ses écrits. » Quelle raison en a-t-il eue ? Ni son éducation monacale, ni son cynisme de médecin ne suffisent à excuser l’énormité de quelques-uns de ses propos. On ne saurait dire non plus qu’en étalant dans son œuvre ces flaques de boue qu’on enjambe en se bouchant le nez, il n’ait pas su lui-même ce qu’il faisait. Tout ce que l’on a vu de la réalité de son personnage nous assure fermement du contraire. Et nous donnerons bien nous-même, tout à l’heure, une autre explication encore de sa grossièreté, mais expliquer n’est pas excuser, ni surtout justifier ; et nous n’en tenterons certainement pas l’entreprise. Il a vraiment mérité d’être appelé « le charme de la canaille ; » et quiconque affectera de s’inscrire en faux contre ce jugement, il ne l’infirmera pas dans l’opinion des honnêtes gens ; il n’exemptera pas Rabelais d’en porter éternellement le reproche ; et il n’aura point du tout fait preuve de largeur ou de liberté d’esprit, mais il se sera jugé lui-même, et sévèrement jugé.

Comment se fait-il donc, après cela, que, cherchant à définir, à caractériser, à résumer l’œuvre de Rabelais, on hésite sans doute à prononcer le mot, et on ne l’écrit qu’à dessein d’en restreindre aussitôt la portée, mais on n’en trouve pas d’autre que celui de Poème[1] ? Oui, en vérité, c’est bien un poème que l’épopée

  1. Ce n’est pas nous qui nous avisons le premier de ce Parallèle, et, sans compter que quelques-uns des contemporains ou des successeurs de Rabelais, — le vieil Estienne Pasquier, par exemple, — n’avaient pas hésité à le ranger parmi les poètes de son temps, un homme d’infiniment d’esprit, mais d’un esprit un peu précieux, Charles Rivière-Dufresny, a publié en 1711, dans le Mercure Galant, un Parallèle burlesque, ou Dissertation, ou Discours qu’on nommera comme on voudra, sur Homère et Rabelais. En voici les premiers mots : « Commençons par abjurer tous les ridicules qu’on pourrait me donner là-dessus. Je déclare premièrement que je méprise une moitié du livre de Rabelais, et que je déteste même dans l’autre le libertinage et les obscénités qui rendent cet auteur odieux : je déclare de plus que je respecte Homère... Mais ce respect n’est point un respect de culte et d’adoration ; et je crois pouvoir sans profanation comparer le sublime du poète grec avec l’excellent comique de maître François. » Il disait encore, un peu plus loin : « Ces deux auteurs ont premièrement cela de commun qu’ils étaient nés pour la poésie ; il ne manque à Rabelais, pour être un grand poète, que d’avoir écrit en vers : son livre est un poème en prose, quoiqu’il n’ait pas dit d’abord : « Déesses, chantez Gargantua ! » Dufresny avait vu juste, et son Parallèle n’était vraiment point si burlesque, puisque après deux cents ans, comme nous essayons de le montrer, on ne saurait mieux faire que d’en reprendre ou d’en étendre l’idée.
    On trouve le Parallèle de Dufresny dans plusieurs éditions de Rabelais, et notamment dans celle d’Amsterdam, 3 vol. in-4o, 1741, chez Jean Frédéric Bernardt.