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protestans, Rabelais, pas plus qu’Érasme, n’était obligé de prendre parti, étant de ceux qui ne partageaient les passions ni des uns ni des autres, et, au contraire, estimant que ce qu’il y avait de pis chez les uns et les autres, c’était l’ardeur de leurs passions. Il était né « modéré. » Et, après cela, s’il est vrai que le caractère de son œuvre diffère assez sensiblement de celui de sa vie, il en faut donc tout simplement conclure que l’auteur de Pantagruel n’a pas été l’homme de son œuvre. Ce n’est pas le seul exemple, ni le dernier, qui s’en rencontre dans l’histoire de notre littérature.

A plus forte raison devons-nous cesser de voir en lui le « bouffon » et surtout « l’ivrogne » de la légende. Il ne buvait peut-être que de l’eau ! Tel ce peintre fameux, dont la Kermesse du Louvre est sans doute ce que l’art de peindre a osé de plus populaire, et qui n’en était pas moins le plus correct des diplomates. On ne vit pas, comme Rabelais, dans la maison des du Bellay, princes de l’Église ou généraux d’armée ; on n’en reçoit pas les témoignages d’intérêt ou de confiance qu’il en a reçus ; on n’approche pas, comme il l’a fait, les Papes ni les Rois, quand on est le bon « biberon » de l’épitaphe de Ronsard, ou le farceur devenu proverbial sous le nom du « joyeux curé de Meudon. » Ces choses-là ne vont pas ensemble !

Et assurément, nous ne voulons pas, à notre tour, insinuer par là qu’autant Panurge ou frère Jean sont grossiers dans leurs propos ou dans leurs gestes, autant Rabelais était réservé dans les siens. Ce serait une autre exagération, qui ne s’éloignerait pas moins de la vraisemblance, nous pouvons dire de la vérité. Rabelais était né « Gaulois ; » il avait été moine ; il était médecin. Le médecin, comme tous ses confrères, affectait sans doute volontiers une liberté de propos et une familiarité de langage voisine quelquefois du cynisme. Il nommait volontiers, comme ils disent, les choses par leur nom ; et, de tout nommer par son nom, si ce n’est pas une forme de la grossièreté, ce n’en est pas une non plus de la politesse du langage. Le moine, élevé par des moines, pris tout jeune, et tout jeune affublé de la robe du franciscain, avait sans doute cette rudesse de discours qui est aisément celle des hommes qui ne vivent qu’entre hommes, sous la discipline du collège, de la caserne, du couvent. Et le Gaulois, enfin, était bien de sa race, « ennemi de son maître, » volontiers raillard ou paillard en propos, peu délicat dans le choix de ses plaisanteries, les