Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/632

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les Annamites ont peur du tigre et ne consentiraient pas à voyager la nuit. Mais mes pauvres coolies Khas-Leus n’ont peur de rien ; et, de fait, ils ne sont pas mangés dans leurs expéditions nocturnes. Il fallait les voir, au départ, à la lueur des torches, demi-nus, dans l’affolement du chargement, où chacun se bat pour avoir les moins lourdes charges ! On se serait cru au milieu d’une bande de pirates, ou même d’anthropophages.

De l’autre côté de la chaîne annamitique, on trouve une vraie grande route, sauf un dédale de rochers qu’il faudra faire sauter à la mine. De beaux ponts de fer ont été jetés sur les torrens très nombreux qui descendent dans la vallée de Maï-Lane, sur la jolie rivière de Quang-Tri. Ce qui étonne seulement, c’est qu’il se soit trouvé des ingénieurs pour faire placer ces ponts sur des culées et des piles de pierres sèches, qui se sont naturellement déplacées avec toutes leurs armatures. Quelques ponts se penchent lamentablement, au point qu’on n’ose s’y risquer même à pied ; d’autres sont déjà tombés au fond des ravins, où les caravanes doivent descendre après eux, pour remonter malaisément ensuite 40 ou 60 mètres de talus. La route est à mi-côte, en espalier, creusée dans la montagne à pic, exposée à la plus grande ardeur du soleil. Le thermomètre marque 38 degrés à l’ombre.

La petite ville de Maï-Lane est dans un site délicieux, mais dans une région très malsaine. Le toit de la pirogue qui m’y attend me parait bienfaisant, et la rivière charmante. Jusqu’à la nuit, je contemple avec béatitude, mollement allongée sur mon fauteuil de route, les sinuosités de la verdoyante rivière, et les loutres qui se jouent dans les rapides et se sauvent à notre approche par-dessus les rochers. Après les rapides du Mékong, ceux de la rivière de Quang-Tri ne sauraient donner la moindre appréhension. Les piroguiers vont à la rame ou à la perche ; les eaux sont très basses ; la lune est dans son plein, et l’on voyage de nuit.

A six heures du matin, je sors de ma pirogue devant le grand escalier de Quang-Tri, œuvre récente du Tuan-Phu, un chef de province de seconde classe, installé depuis trois mois. Dès mon arrivée, il vient entre deux parasols d’honneur m’apporter ses hommages et ses vœux. Il se trouve que j’ai le bonheur de lui vanter, son escalier, sans savoir qu’il en est l’auteur, et le compliment lui va au cœur. C’est d’ailleurs un homme intelligent, et fort de nos amis, chose encore assez rare. Une grande avenue de