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avant d’arriver à Savan-Nakek. Nous passerons la nuit en amont du premier rapide, sur l’île de Nam-Kane, au-dessous de la rivière de ce nom, qui descend du joli lac de Nong-Hane. La légende raconte que le « génie de l’Etat » du lac de Nong-Hane avait une fille d’une extrême beauté. Un jeune homme l’aperçut au bain, dans son costume dépourvu d’artifices, et en devint follement épris. Il la vit, il l’aima, il en fut aimé ; mais le génie impitoyable ne voulut pas acquiescer à leurs vœux. Alors le jeune homme enleva son amoureuse et l’emporta sur son fougueux coursier. Le génie furieux fit déborder le grand lac Nong-Hane pour courir après les fugitifs. En vain ils tentèrent les plus subtiles détours, pour éviter le flot qui coulait sur leurs traces ; le flot suivit tous leurs méandres, et les jeta avec lui dans le Mékong. Le fleuve a 900 mètres de largeur en cet endroit.

Nous arrivons, dans la matinée, au rapide de Keng-Ka-Pouan, — c’est-à-dire « rapide qui attrape les roofs de pirogues, » — ainsi appelé parce que le chenal est si étroit que le toit des pirogues s’accroche aux parois. Le passage a été changé, mais le nom est resté. Toutefois celui qui est adopté maintenant a aussi ses inconvéniens, car les tourbillons et les rochers se succèdent pendant plus d’une heure sur très peu de fond. Au Keng-Kébao, le fleuve forme une barre dont on sent la descente subite. Ces deux rapides rendront toujours, en certaines saisons, la navigation à vapeur impossible, même dans le plus grand bief du Mékong. C’est ainsi que, à travers les incidens les plus variés, nous franchissons gaîment les 450 kilomètres qui séparent Vien-Tian de Savan-Nakek, nouvel et important commissariat, très prospère grâce aux soins du fonctionnaire qui l’a créé.

J’ai rencontré dans plusieurs centres, au Laos, des administrateurs habiles et actifs. Ces fonctionnaires, isolés les uns des autres et éloignés du contact permanent du gouvernement général, retrouvent une liberté favorable à l’initiative personnelle. Dans les pays nouveaux, où tout ne saurait être prévu, cette initiative, développée avec le sentiment de la responsabilité, peut seule donner de bons résultats. L’œuvre que ces administrateurs ont commencée promet bonne réussite à tous les efforts qui seront tentés dans l’avenir, si on oblige des fonctionnaires bien choisis, et sachant la langue, à parcourir, chaque année, toute l’étendue de leur territoire.