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toute nouvelle pour moi, tant j’ai perdu jusqu’au souvenir du confortable. Aussi la vue et la rencontre de steamers et de drapeaux tricolores sur ce haut Mékong n’est-elle pas sans me causer une douce émotion. Une dépêche avait été adressée au commandant de la canonnière le Massie, qui voulait bien remonter au-devant de moi, mais je ne pouvais quitter les Messageries fluviales. Le soir, nous faisions escale à Ban-Nam-Sane, au confluent de la rivière du même nom. Un missionnaire zélé et intelligent, en ce moment absent, a mis un peu de vie dans ce pauvre hameau. En peu de temps il a amené autour d’une petite paillotte en bambou, qui a des ressouvenances d’église gothique, quelques familles de ses anciens catéchumènes. À ces gens paresseux et sans besoins, il est parvenu à faire faire un chemin, le long du fleuve, devant les quarante-cinq maisons du village. Et il obtient d’eux qu’ils aillent couper du bois dans les forêts qui bordent le Nam-Sane, et le préparent pour servir au chauffage des Messageries fluviales et à celui de notre canonnière.

Nous franchissons sans encombre le Keng-Sadok. Le rapide de Done-Kassek réservait au Trentinian, que nous avons pris à la suite du Colombert, après un transbordement très bien organisé, un piège qu’il n’a pas su éviter. C’est une immense table de rocher, faite à sa mesure et sur laquelle le bateau vient s’échouer. Comme le Trentinian ne pourra être remis à flot que trois jours après, ce que d’ailleurs nous ignorions, je me décide, le lendemain, à prendre place avec deux aimables compatriotes sur un train de bambous qui vient à passer. Nous nous entassons pêle-mêle dans la caï-nha du radeau avec nos bagages et les vingt-cinq Laotiens qui la peuplent. Nous avons un faux air de tribu en fuite. Je ne pouvais trouver meilleure occasion de voir de près mille détails de la vie indigène.

Chacun s’est installé, avec son personnel, comme il a pu, dans cet encombrement. On défait les bagages, et grande est ma surprise d’entendre un air de musique sortir des malles que viennent ouvrir les « boys. » Les serrures à musique sont fort en usage en Annam, pour déranger le voleur qui tenterait d’y toucher en catimini. Un peu plus loin mon étonnement recommence : c’est le poisson à musique qui rend un bruit d’orgue.

Nous naviguons doucement au fil de l’eau, présentant le plus souvent notre long profil au vent contraire. Pendant ce temps notre tribu flottante cuisine, faisant cuire le riz dans un large tube