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livre à des chasses plaisantes dans les environs : tantôt ce sont les buffles qu’il s’acharne à chasser du sentier, tantôt les porcs qu’il poursuit dans des courses homériques, ou les singes auxquels il fait pousser des cris de fureur. Je ne lui aurais pas cependant conseillé de s’en prendre à tel grand singe à qui j’ai vu briser une grosse branche en sautant dessus du haut d’un arbre. Je n’en ai jamais rencontré de plus grand : il avait la mesure d’un petit Annamite de dix à douze ans.


Le cinquième jour de marche, nous arrivons au gros village de Muong-Khassy ; et, le lendemain, nous sommes à la frontière du Luang-Prabang. Nous revoyons les régions chaudes et humides ; les bois sont remplis de fougères de toutes sortes, d’orchidées merveilleuses, qui trouvent vie sur les arbres, de bégonias variés, en fleurs ; et toujours ce grand arbuste, dont les cinq dernières feuilles sur chaque tige sont blanches comme des lis. Sa petite fleur jaune est insignifiante, comme celle du Bougainvillia, dont les dernières feuilles empourprées sont plus fleurs que la fleur elle-même. Comme j’étais en admiration devant ces délicates merveilles, voici que tout à coup un grand aigle sombre, un nokok, me dit-on, s’abaisse dans le ravin que nous suivons et bat des ailes au-dessus de ma tête avec un bruit de cataracte.

Cette belle forêt exubérante de végétation tropicale est aussi la forêt aux sangsues, de très petites sangsues qui montent de terre, et semblent tomber des arbres. Nos pauvres chevaux et mon chien sont en sang. Tous les coolies et l’escorte sont atteints. Le prince lui-même a une sangsue qui se gonfle, à travers son bas, au-dessus du soulier.

Nous avons longé, en la laissant à l’est, une haute chaîne de montagnes très découpée, aux dents aiguës et inégales, qu’on m’a nommée le Pou-Pa-Kiao ; et à Ban-Tien, en face de ma tente, à grande distance entre nous et le Mékong, s’élève une autre chaîne pareillement découpée.

Au moment de notre passage, sévissait une de ces terribles épizooties comme il y en a tous les sept ou huit ans dans ces pays, et qui, propagées et généralisées par l’incurie des habitans, prennent des proportions cruelles. Dès le village de Ban-Tien, j’ai rencontré les premiers buffles morts, abandonnés au Nam-Pang ou sur les berges, dans les rizières, dans les forêts. Ils émergent dans les cours d’eau, tout noirs, et si gonflés que je les prenais au