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coup sûr, chez les Romains, encore moins chez les Perses ; elle exigeait certaines conditions de milieu ; mais suffit-il de décrire, avec Marx, les nouveaux procédés de production pour rendre compte d’une telle découverte ? Niepce de Saint-Victor et Daguerre n’y sont-ils pour rien par leurs observations et par leurs raisonnemens ? — La question scientifique n’est pas une question économique.

Les religions et leur histoire, non moins que le développement des sciences théoriques, sont la grande pierre d’achoppement du matérialisme de Marx. Comment ce matérialisme nous expliquera-t-il, par de simples besoins économiques plus ou moins transformés, qu’à un certain moment de l’histoire, des hommes sont allés prêchant par le monde : « Le Christ est mort pour ouvrir aux hommes la vie éternelle ? » Comment expliquera-t-il le dévouement des martyrs, l’histoire de Paul de Tarse, les luttes religieuses, le triomphe des croyances et des idées relatives à la vie future ? Le lien avec la technique industrielle est ici bien lâche et bien éloigné. Tout se tient dans l’univers, mais ce principe, bon à tout, n’explique rien en particulier.

Les religions primitives elles-mêmes n’ont nullement pour contenu des idées économiques concernant les rapports de production ou d’échange dans le monde humain : ces rapports, comme M. Durckheim l’a fait voir, ne sont pas alors développés ; le monde économique existe encore à peine[1]. Ce qui existe, ce qui attire l’attention des tribus sauvages ou barbares, ce qui excite leurs craintes ou leurs désirs, c’est le monde matériel et le monde animal, c’est la Nature avec ses forces ou ses êtres, les uns bienfaisans, les autres malfaisans, avec ses phénomènes de lever ou de coucher des astres, de tempête, d’orage et de foudre, avec tout ce qui est journalier ou exceptionnel.

L’influence des idées religieuses s’est d’ailleurs montrée hors de proportion avec le côté « économique » que peuvent offrir les religions elles-mêmes. Si, au moyen âge, l’Eglise a possédé un tiers des biens fonciers, la moitié des revenus et le tiers des capitaux, ce fait prouve-t-il, comme le croient les marxistes, qu’il y a « une infrastructure économique jusque sous la religion ? » On leur a répondu qu’il y a là plutôt une preuve, fournie par les faits économiques eux-mêmes, de la puissance des idées.

  1. La Division du travail social, Paris, Alcan, 1890. — Cf. Guyau, l’Irréligion de l’avenir, livre I.