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ainsi que tous les autres phénomènes de l’activité humaine, tombe sous cette loi du matérialisme économique formulée par Marx : « Le mode de production de la vie matérielle domine, en général, le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. » Il y a bien quelques sentimens dits moraux, comme l’amour maternel, qui ont moins une origine économique que purement physiologique. Avec M. Giard, M. Lafargue pense « qu’une des premières causes de l’instinct maternel chez les mammifères est le besoin organique de se débarrasser du lait qui tuméfie et endolorit les mamelles. » Quoi de plus simple ? Quant aux origines humaines de l’idée de justice, elles sont la passion de la vengeance et le sentiment de l’égalité ; les origines sociales de cette même notion se ramènent à la propriété privée. Ce sont d’ailleurs les besoins économiques qui font naître toutes les idées abstraites, y compris celles de la morale. « Le troupeau fortifia l’idée de nombre et développa la numération ; le partage des terres engendra l’idée de mesure, et le vase, celle de capacité… Les hiéroglyphes égyptiens prennent pour symbole de la justice et de la vérité la coudée, c’est-à-dire l’unité de mesure : ce que les coudées avaient mesuré était juste et vrai. » Voilà l’origine du juste, et en voici le développement : « L’idée de justice, qui, à l’origine, n’est qu’une manifestation de l’esprit égalitaire, va, sous l’action de la propriété qu’elle contribue à constituer, consacrer les inégalités que la propriété engendre parmi les hommes… Ainsi la justice, semblable à ces insectes qui, aussitôt nés, dévorent leur mère, détruit l’esprit égalitaire qui l’a engendrée et consacre l’asservissement de l’homme. » Mais la révolution communiste, en supprimant la propriété privée et en donnant « à tous les mêmes choses, » affranchira l’homme et fera revivre l’esprit égalitaire ; « alors les idées de justice qui hantent les têtes humaines depuis la constitution de la propriété privée s’évanouiront, comme le plus affreux cauchemar qui ait jamais torturé la triste humanité civilisée[1]. »

  1. Recherches sur l’origine de l’idée de justice et de l’idée du bien. Paris, Giard et Brière, 1899.
    Dans ses Pamphlets socialistes, M. Lafargue écrit : « Pour qu’il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le Prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre penseuse ; il faut qu’il retourne à ses instincts naturels, qu’il proclame les Droits de la paresse, mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phtisiques Droits de l’homme, concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution bourgeoise ; qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter, à bombancer le reste de la journée et de la nuit. » Sans attacher la plus légère importance philosophique aux écrits d’agitateurs révolutionnaires, il est cependant permis au philosophe d’y rechercher les ressorts sur lesquels on compte pour entraîner le peuple à fonder une société nouvelle.