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de porter l’écharpe pour recevoir « un grand personnage. » Très flattée en vérité ! C’est le protocole de l’écharpe. Le thé est présenté par deux jeunes et jolies servantes en charmant costume, les épaules nues et l’écharpe très bas, conformément sans doute au protocole qui convient à leur rang, et qui ne manque pas de charme. La conversation a toujours pour sujet mon voyage, la vaillance des femmes de France et les embarras de la meilleure route à prendre pour le départ. J’entends dire communément qu’il n’y a pas lieu de s’étonner que les Français soient si braves si leurs femmes sont aussi courageuses.

De l’appartement de la reine, nous allons encore, toujours menés par le roi, chez la reine mère. C’est une grande femme de soixante-dix ans, en deuil du vieux roi. Pour marquer ce deuil, elle est vêtue d’une grande draperie de cotonnade blanche brodée de soie de même nuance. Elle a les cheveux rasés et porte l’écharpe blanche dans le négligé obligatoire. Elle nous attend sur la galerie, dans une pose absolument hiératique et une attitude superbe de style. Elle a dû être remarquablement belle ; mais ses cheveux ras et son costume lui donnent l’aspect d’un vieux bonze. D’un entrain et d’une vivacité tout à fait amusante, elle a de l’esprit, de la drôlerie. Elle dit volontiers ce qui lui passe par la tête ; et représente assez bien, par les vivacités de ses reparties, une de nos vieilles duchesses de comédie égarée dans le haut Laos. Cependant sa beauté de jadis et son esprit n’avaient pas empêché le vieux roi, dont elle porte le deuil, d’être très éclectique. Il était regardé comme le père de son peuple au sens propre du mot. Il ne craignait jamais de se mésallier, et ses faveurs s’étendaient volontiers à ses jolies sujettes, même en dehors du palais.

La reine mère n’est que la belle-mère de Zaccharine. Elle l’a élevé, et il la traite comme sa mère. Ce doux peuple est très respectueux envers les parens : j’observais avec plaisir de quelle manière touchante Zaccharine aidait la vieille reine, dont la goutte déformait les longues mains, à prendre sa tasse de thé. Elle nous conte comment, étant allée dans sa jeunesse à Bangkok, elle avait fait frémir toute la cour de Siam avec son laisser aller de conversation laotienne, qui appelle un chat un chat et ne se plaît à deviser que de choses d’amour ; comment son père possédait huit cents femmes, comment il les recevait toutes chaque matin avec ses nombreux enfans, ce qui m’empêcha de voir une sinécure dans le métier royal ; comment enfin, dans cette énorme