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retrouvent devant l’obstacle une précision, une rapidité de coup d’œil absolument admirables et presque rassurantes, même pour une femme qui se sent peu d’héroïsme en face des périls nautiques. Il faut les voir, ces grands enfans, se jouant et luttant avec le fleuve terrible, et, dès qu’ils ont vaincu, riant comme l’enfant heureux du succès de son jeu. On prend confiance avec eux ; on s’électrise un peu soi-même dans la lutte.

Les nuits, cependant, m’étaient devenues assez pénibles, depuis qu’à ces bruits énervans de cataracte, je m’étais, un soir, remémoré toutes les histoires de pirogues parties au fil de l’eau. Je m’avisai alors, à l’étonnement et à la gaîté de mes gens, de faire enrouler l’extrémité de la corde d’attache de ma pirogue autour du corps d’un de mes dormeurs couchés sur le sable.

Nous avions pourtant déjà franchi le Keng-Lé, le plus étroit et le plus difficile de tous ces rapides, dans sa plus mauvaise saison, sans que j’eusse eu seulement le temps de m’en apercevoir. A Ban-Beng, sur la rive gauche, j’étais à moitié route de Luang-Prabang. C’est un important village de cases toutes neuves. Un certain nombre de pirogues y sont en construction ; on est en train de les couvrir et ceinturer de bambous. Il y a là un campement de chercheurs d’or indigènes qui lavent les sables et recueillent les pépites du Nam-Beng[1]. Un peu plus loin, au village de Ban-Pak-Ngoun, sur la rive droite, se trouve l’embouchure du Nam-Ngoun. Cette rivière descend d’une légère chaîne de montagnes, dont l’autre versant donne naissance à la branche la plus orientale du Ménam, la rivière siamoise. On prétend qu’à l’époque des hautes eaux, il suffirait de traîner une barque pendant trois ou quatre kilomètres au-dessus d’un petit dos-d’âne pour passer d’un bassin dans l’autre.

A Kassouane, nous atterrissons au-dessus de grands rochers très sauvages qui barrent le fleuve. Deux baraques et une douzaine de Laotiens y sont installés, me dit-on, pour le commerce du riz. Ils attendent que les Khas leur apportent la moisson, et ils se livrent à la pêche. Ils ont des bœufs, des porcs, des poules : je vais pouvoir, tout au moins, me réapprovisionner de volailles. On comprend d’ailleurs que je ne puis pas acheter un porc ou un bœuf pour en tirer un filet : c’est pourtant ce qu’il faudrait faire si j’en voulais avoir le moindre morceau. Les poulets coûtent six

  1. Nam signifie rivière.