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mêmes traditions de bonne compagnie qui lui ont enseigné à s’effacer devant l’hôte accueilli, à lui donner la meilleure place, à lui laisser la parole, à le faire valoir, rendent naturel à cet écrivain d’être tout à ses personnages et de disparaître à leur profit. A l’en croire, les seuls auteurs du livre sont les héros eux-mêmes. Les lettres, les notes, les souvenirs de M. de La Ferronnays et de sa femme forment toute l’œuvre : lui, s’est contenté de « secouer le sable qui tenait encore à l’écriture. »

Oui, les personnages seuls semblent parler, agir, peindre leur caractère, murmurer leurs confidences, témoigner de ce qu’ils ont vu et de ce qu’ils ont fait. Et voilà pourquoi l’œuvre a l’air de la vérité et le mouvement de la vie. Mais que des lettres et des notes soient devenues un livre, c’est-à-dire que la dispersion se soit ordonnée en unité ; que les documens de chaque heure soient expliqués par une action continue et l’expliquent à son tour ; que chaque citation soit en la place où elle trouve toute sa valeur, cela n’est ni les notes ni les lettres ; moins la main qui a fait cela se laisse voir, plus elle est habile. Ce travail qui efface ses traces est celui du marquis de Beauregard : voilà son modeste et grand art. Tel l’ouvrier qui avec ses petits morceaux de marbre compose une mosaïque, emploie des matériaux étrangers. Mais ce qui lui appartient, c’est le secret d’assembler ces petitesses, d’unir l’opposition de leurs couleurs et l’irrégularité de leurs formes, d’enchâsser en un tout solide leurs débris isolés, de changer leur confusion en une harmonie, de faire avec elles le dessin qui n’était pas en elles.

Et ce dessin n’est pas seulement une guirlande de fleurs nuptiales en l’honneur d’un amour simple, honnête et fort. Ce n’est pas seulement une suite de médaillons fleurdelysés qui présente en vigueur les traits de quelques princes. C’est une vaste composition où deux personnages placés au premier plan représentent les espoirs, les erreurs, les souffrances de toute une classe, où la crise d’une caste se mêle à la vie d’un peuple, où apparaît un moment de notre histoire. En émigration, tel est le mot qui s’est trouvé sous la plume du marquis de Beauregard quand il a cherché le titre de son œuvre, tel est le mot qui résume l’enseignement de ces souvenirs. Ils nous aident, par la valeur, la sincérité et l’abondance des informations, à penser enfin avec justice sur cette douloureuse époque.

Ceux qui se haïssent ne peuvent se juger. Les Français qui