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sans aucune honte. Aujourd’hui, nous sommes devenus plus délicats, et l’idée que nous nous faisons de la dignité de l’homme de lettres nous rend ces sollicitations de Martial très choquantes. Mais n’oublions pas que ces scrupules sont assez récens ; notre XVIIe siècle ne les connaissait pas. Les écrivains n’avaient alors aucune répugnance à recevoir des pensions ou des présens des grands personnages, à vivre à leur table et dans leurs hôtels, à faire partie de leur suite. Corneille disait de lui-même « qu’il avait l’honneur d’être à M. le Cardinal ; » et parmi ceux qui formèrent d’abord l’Académie, beaucoup étaient fiers d’être appelés « les domestiques de M. le Chancelier. » J’ajoute que les gens de lettres de nos jours ne sont pas devenus aussi indépendans qu’ils le disent ; ils ont surtout changé de servitude. Esclaves du public, ils épient ses goûts, préviennent ses désirs, et il n’en manque pas qui sont prêts à toutes les bassesses pour le satisfaire. D’ailleurs, ce qu’il peut y avoir de blessant dans cette situation des écrivains à la solde des gens riches était alors en partie couvert et voilé par l’antique institution de la clientèle. Elle existe dans tous les pays aristocratiques, respectée, honorée, reposant sur des services réciproques et des liens de mutuelle affection. Le client, à Rome, n’est pas un serviteur, il fait partie de la famille ; le patron n’est pas un maître, c’est presque un père. L’homme de lettres, quand il se produisit à Rome pour la première fois, n’avait pas de place dans le cadre de cette société fort peu lettrée. L’arrivée de cet intrus n’avait pas été prévue et l’on ne savait où le mettre. Scipion trancha la question en introduisant Ennius dans sa clientèle[1]. Les rapports entre le poète et son protecteur profitèrent de la cordialité qui régnait ordinairement entre le client et le patron. Ennius fut enseveli dans la tombe du grand Scipion ; Térence vivait familièrement avec Scipion Émilien, et Attius avec Brutus Callæcus. Le poète rendait en beaux vers, en conversations agréables et instructives, ce qu’il recevait de la générosité du grand seigneur. Cette réciprocité ne semblait ni chez le protecteur une tyrannie, ni chez le protégé un esclavage.

Malheureusement l’Empire amena, là comme ailleurs, de grands changemens. Les comices populaires ayant été supprimés, le patron eut moins besoin de recourir aux bons offices de ses cliens. Les liens entre eux se relâchèrent, et, avec le temps, il ne

  1. Ennius avait placé, dans son poème, le portrait du bon client. On prétendait qu’il avait voulu se peindre lui-même.