Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/270

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour ne pas lui être trop sévère, songeons à ce qu’était alors la situation des gens de lettres. On est tenté de la croire brillante, quand on se souvient du goût que cette société témoignait pour la littérature et du grand nombre de ceux qui la cultivaient ; en réalité, elle a rarement été plus misérable. Un poète, par exemple, n’avait guère le moyen de vivre de sa plume ; le théâtre lui était fermé depuis qu’on n’y représentait plus que par exception des comédies et des tragédies ; à la vérité, il pouvait mettre en vente ses ouvrages, et, s’il avait du talent, il était sûr qu’ils auraient des lecteurs ; mais, quand ils se vendaient bien, le profit n’était pas pour lui. L’idée n’était venue encore à personne qu’un livre appartient à celui qui l’a fait, aussi bien qu’un champ ou une maison à ceux qui les possèdent, et que l’Etat doit lui en garantir la propriété. On pouvait, dès qu’il avait paru, s’en procurer un exemplaire, le faire copier autant de fois qu’on voulait, et donner à ses amis ou vendre au public ce qu’on ne gardait pas pour soi. Dans ces conditions, c’aurait été une duperie pour un libraire d’acheter cher une œuvre que tout le monde, le lendemain, avait le droit de reproduire et de répandre. On comprend donc qu’il ait très peu payé, ou même qu’il n’ait pas payé du tout, l’ouvrage que l’auteur lui apportait[1]. De cette façon, il ne partageait le bénéfice avec personne et faisait de bonnes affaires. Le commerce de la librairie, dont il n’est presque pas question avant l’Empire, était devenu alors florissant. Martial avait à Rome un certain nombre d’éditeurs, dont il cite le nom et donne l’adresse : il est probable que chacun d’eux vendait ses épigrammes sous des formats et à des prix différens. L’un, Secundus, qui demeurait derrière le temple de la Paix, en avait fait une édition commode, en petit format, qui ne pesait pas à la main, et qu’on pouvait emporter en voiture. Au contraire, Atrectus, qui possédait, près du forum de César, une belle boutique, avec une façade où s’étalaient les noms de tous les auteurs à la mode, tenait surtout des ouvrages de luxe, « dont la couverture était soigneusement polie à la pierre ponce et rehaussée de pourpre. » Un livre des épigrammes de Martial se payait chez lui quatre deniers (3 fr. 20). Tryphon,

  1. Th. Birt (Das anlike Buchwesen) croit que les auteurs tiraient quelque honoraire de leurs ouvrages. L. Haenny (Schriffsteller und Buchtandler in alten Rom) pense qu’ils n’en tiraient rien ; et je crois bien que les textes lui donnent raison.