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on aperçoit un point, — un seul, — sur lequel ils s’accordent. Juvénal affirme que, s’il s’est mis sur le tard à écrire des vers et à les publier, c’est qu’il avait une revanche à prendre contre tous les méchans ouvrages qu’on lui avait fait écouter dans les lectures publiques, et il en prend occasion pour railler ces Télèphes, ces Orestes interminables, avec leurs descriptions de tempêtes, leurs descentes aux enfers et toutes ces vieilleries qu’on fait subir à des auditeurs trop complaisans. Martial, non plus, ne peut souffrir ces longs et lourds poèmes et ne cesse de s’en moquer, d’autant plus que les auteurs se croyaient en droit de le mépriser, parce qu’il n’avait écrit que de petites pièces sans conséquence. Il répond à leur mépris, en déclarant que personne ne peut supporter ces épopées qui chantent en huit ou dix mille vers les aventures de Médée ou d’Agamemnon : « Ce sont des ouvrages qu’on affecte d’admirer, quand il y a du monde, mais qu’on ferme, dès qu’on est seul. »

Non seulement ces épopées lui semblent ennuyeuses, mais il leur fait un reproche plus grave, sur lequel il faut insister, car il nous fera mieux connaître le fond de ses opinions et mieux comprendre l’originalité de son talent. Ces sujets mythologiques étaient si anciens, ils avaient tenté, en Grèce et à Rome, un si grand nombre de poètes, on les avait ressassés de tant de manières qu’il était bien difficile à celui qui voulait les reprendre de rien imaginer de nouveau. Dès qu’il se met au travail, les souvenirs de ce qu’on a fait avant lui se réveillent dans sa mémoire ; ils l’obsèdent, ils le gênent, ils s’interposent entre lui et les sentimens qu’il veut exprimer ou les personnes qu’il veut peindre, si bien qu’il ne peut plus se mettre directement en contact avec la nature et la vérité. Il ne trouve plus à dire que des réminiscences, et son œuvre, quoi qu’il fasse, est toute d’artifice et de procédé. Voilà ce que Martial ne peut souffrir, ce qui est absolument contraire à sa nature et à sa méthode. Il oppose volontiers les plaisanteries piquantes de ses épigrammes, où la société de son temps aime à se reconnaître, à ces longs et puérils poèmes que le maître d’école déclame à ses élèves de sa voix enrhumée, « et qui font le tourment de la jeune fille déjà grande et du bon petit enfant[1]. » — « Quel plaisir, ajoute-t-il, peut-on prendre dans des livres pleins de ces sottises solen-

  1. Ces vers de Martial prouvent que, dans les écoles romaines, les garçons et les filles étaient souvent réunis.