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si spirituel que, « s’il avait été à la place des Sirènes, Ulysse n’aurait jamais eu le courage de se boucher les oreilles, » et à beaucoup d’autres de ses compatriotes. Il a dû certainement aussi connaître Sénèque : un Espagnol ne venait pas à Rome sans essayer d’approcher de celui qui était la gloire de son pays ; et Sénèque ne devait pas les rebuter. Il avait pris les goûts et la façon de vivre de cette vieille aristocratie où sa position et sa fortune l’avaient fait entrer, et il ne lui déplaisait pas sans doute d’avoir, à son lever, des flots de cliens, qui l’accompagnaient ensuite dans les rues de Rome. Le soin qu’il prend de nous apprendre qu’il s’est mis plus tard à voyager simplement, avec une seule voiture, sans coureurs qui le précèdent, sans bagages qui le suivent, montre bien qu’il n’en avait pas l’habitude. Il devait donc être accueillant pour ceux qui venaient grossir sa clientèle, surtout quand c’étaient des gens d’esprit et dont on pouvait se faire honneur[1]. Mais Martial n’eut pas le temps de profiter de la protection de Sénèque, que Néron fit tuer l’année suivante, à propos de la conspiration de Pison. Le poète n’en demeura pas moins fidèle au souvenir du grand homme, qu’il n’avait fait qu’entrevoir ; il est resté lié avec ses amis, il a chanté Cæsonius Maximus, que son amitié pour Sénèque fit condamner à l’exil, et Ovidius qui l’accompagna ; il a célébré l’anniversaire de la naissance de Lucain, à la demande d’Argentaria Polla, sa veuve. Il semble donc que le début de Martial à Rome n’ait pas été très malheureux ; il paraît y avoir trouvé des amis, des protecteurs puissans. Aussi dans la suite, quand les libéralités devinrent plus rares et qu’il lui fut plus malaisé de vivre, disait-il tristement : « Rendez-moi les gens d’autrefois, les Pisons, les Sénèques, les Memmius, les Crispus », c’était le bon temps !


III


Il fallut une circonstance extraordinaire pour que Martial publiât son premier recueil de vers. En 80, la dernière année de la vie de Titus, le Colisée (amphitheatrum Flavium) fut inauguré. Ce ne fut pas seulement une grande fête : c’était un acte de pro-

  1. Je ne sais pourtant si l’on peut dire que Martial ait été tout à fait un client habituel de Sénèque. Dans une de ses épigrammes, il se reproche d’avoir préféré à la fortune des Pisons et des Sénèques, qui était alors intacte, l’amitié de Postumus, qui ne lui a rien donné du tout.