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mais ils devaient le faire gratuitement ; la loi Cincia leur interdisait d’accepter aucune rémunération. Sous l’Empire, la loi fut, sinon abolie, au moins mitigée : il fut permis de recevoir un salaire, à la condition qu’il ne dépasserait pas 10 000 sesterces (2 000 francs). Avec le salaire, la profession commença d’exister ; dès lors, il y eut des avocats, et en grand nombre. Quelques-uns, de naissance obscure, partis de très petits municipes, parvinrent à se faire à Rome des situations très brillantes. On voyait à leur porte, le matin, les plus grands personnages, qui venaient leur demander de plaider pour eux quelque affaire importante ; ils attendaient leur réveil, mêlés aux plus humbles cliens, et, avec eux, les accompagnaient au Forum. Comme on pense bien que la loi qui limitait leurs bénéfices n’était guère respectée, les avocats en renom finissaient par devenir très riches. Tacite évalue la fortune de Vibius Crispus et d’Éprius Marcellus à 200 et 300 millions de sesterces (40 et 60 millions de francs)[1]. Quelle tentation pour les jeunes provinciaux qui se trouvaient quelque talent de parole, et comme ils devaient regarder vers une ville où les orateurs récoltaient tant de gloire et tant d’argent !

Cependant, ce n’est pas du côté de l’éloquence que Martial s’était tourné, quoiqu’on le lui eût quelquefois conseillé ; il faisait des vers et n’entendait pas faire autre chose. Comme il avait le sentiment de ce qu’il valait, il comptait bien que dans une aussi grande ville, pleine de gens éclairés, de protecteurs généreux des arts et des lettres, il trouverait facilement à employer son talent. Il se trompait beaucoup, et il reconnut plus tard qu’à Rome, pas plus qu’ailleurs, il n’était aisé, même aux gens de mérite, d’arriver à la fortune. On aurait pu lui dire, le jour où il quitta Bilbilis, ce que plus tard, éclairé par l’expérience, il disait lui-même à un provincial, qui voulait faire comme lui. « Réponds-moi, Sextus ; d’où te vient cette belle confiance ? qu’espères-tu faire à Rome ? — J’y plaiderai, me dis-tu, et bien mieux que Cicéron ; dans les Trois Forums, je n’aurai pas mon

  1. C’est Tacite, dans le Dialogue des Orateurs, qui nous donne ces renseignemens sur la richesse des avocats, et Martial parle comme lui. Pour détourner un de ses amis de la poésie et le pousser vers l’éloquence. Il lui dit : « Que peux-tu attendre de Phébus ? Il n’y a d’argent que dans le coffre-fort de Minerve. Au Forum, on entend sonner les écus : c’est à peine si autour du fauteuil où s’assied le poète résonnent parfois quelques baisers. » Il est vrai que Juvénal, dans sa septième satire, s’apitoie sur la misère des avocats. De ces contradictions, je crois qu’il faut conclure qu’alors, comme aujourd’hui, il y avait des avocats qui gagnaient de l’argent et d’autres qui n’en gagnaient pas.