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« L’ambassadeur, y était-il dit, d’une royauté votée unanimement par un grand peuple, se sent à l’aise sur une terre de liberté et près d’un descendant de l’illustre maison de Brunswick. » On ne pouvait rappeler plus délicatement à cet illustre descendant qu’il tenait sa couronne d’un héritage après tout révolutionnaire. Il y avait, assurément, quelque différence entre ce langage et la profession explicite du principe de la légitimité, sortie de la même bouche au Congrès de Vienne, et si lord Aberdeen, qui pouvait mieux que personne faire cette comparaison, eût été doué (ce qu’il n’était pas) de l’esprit caustique dont Palmerston, son successeur, devait faire preuve, il aurait eu assurément une assez belle occasion de sourire. Mais Talleyrand pensait évidemment que les principes n’ont pas en politique la même rigueur qu’en morale et qu’ils peuvent céder et varier avec l’intérêt patriotique. Il y a bien dans cette appréciation une part de vérité : à la condition de ne pas trop en exagérer l’application. C’est, sans doute, ce que Napoléon entendait, quand il disait : « Talleyrand est un philosophe, mais dont la philosophie sait s’arrêter à propos[1]. »

Les premières semaines qui durent s’écouler avant la réunion de la conférence, furent employées par Talleyrand à se mettre en relation avec ses futurs collègues et à étudier leurs caractères. Il n’avait pas fallu aller les chercher loin, car c’étaient, avec le ministre anglais lui-même, les ambassadeurs à Londres des trois grandes cours déjà accoutumés à se rencontrer dans une tâche pareille pour la constitution du royaume de Grèce ; on leur adjoignait seulement le ministre des Pays-Bas qui, pour se conformer à une disposition expresse de la convention d’Aix-la-Chapelle, était censé avoir provoqué la conférence, ce qui lui donnait le droit de prendre part à ses délibérations.

De ces importans personnages, avec lesquels M. de Talleyrand

  1. Je trouve ce jugement dans une note remise à Talleyrand lui-même par son ami le duc de Dalberg, sur l’opinion que Napoléon avait gardée de lui.
    Je ne sais si je puis me permettre, à propos de ce discours tenu à l’audience royale de rapporter une petite anecdote que je tiens du premier secrétaire de l’ambassade, M. Bresson. Le morceau d’éloquence diplomatique avait été rédigé avec grand soin par Talleyrand lui-même et dut être copié sur la pièce autographe pour que l’expédition en fût faite à Paris où on l’attendait sans doute avec anxiété. Le courrier parti, les secrétaires s’aperçurent avec consternation que le document préparé avait été oublié et restait sur la table de la chancellerie. Grande fut leur terreur quand il fallut annoncer leur méprise à l’ambassadeur, et ils s’attendaient à recevoir une semonce d’importance. M. de Talleyrand ne manifesta aucun signe d’impatience et leur dit simplement : « Messieurs, vous avez dû bien mal dormir. »