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jalousies et des suspicions réciproques, mal servie par des agens dont elle déconcertait les habitudes, aisément dénaturée par les préventions populaires ; un rare mélange de fermeté et de souplesse devait être nécessaire à celui qui serait chargé de la mener à bien. Et c’est pour la conduire, sans échouer, sur une mer semée de tant d’écueils, que le roi n’avait eu confiance que dans l’habileté et l’autorité éprouvée de Talleyrand.

L’habileté, passe ! personne, pas plus aujourd’hui qu’alors, ne serait tenté d’y contredire. Mais le mot d’autorité appliqué à Talleyrand surprendra peut-être davantage. C’est pourtant le plus juste dont on puisse se servir et ce serait pour un moraliste une occasion d’analyser et de tâcher de définir en quoi consiste et d’où procède ce don mystérieux d’autorité qu’un homme exerce sur ceux qui l’entourent, à leur insu et parfois même malgré leur résistance, sans qu’ils puissent l’expliquer ni par la puissance dont il dispose, ni par la force ou l’éclat que sa parole ajoute à sa pensée. On aimerait à ne l’attribuer qu’à l’intégrité du caractère et à la fermeté des convictions ; mais ce n’était pas le cas, car, sans prêter foi à toutes les exagérations calomnieuses de l’esprit de parti, il faut bien reconnaître qu’un prélat de cour devenu l’organisateur de l’Église constitutionnelle et un ministre républicain transformé plus tard en restaurateur de la légitimité, n’avait aucun de ces titres à un degré suffisant pour en imposer le respect à l’opinion. Il n’en est pas moins vrai qu’envoyé au Congrès de Vienne au nom d’une nation vaincue, et d’abord exclu du comité secret des alliés, il avait su en forcer la porte, s’y asseoir à côté d’eux, malgré eux, et devenir même, à un moment donné, l’arbitre de leurs différends : puis, les Cent-Jours venus, on l’avait vu rester encore debout et parler haut, à lui tout seul, malgré l’effondrement soudain du gouvernement qu’il représentait, aventure inouïe, peut-être, dans les fastes d’aucune ambassade. Son concours avait été encore assez recherché pour que l’ancien maître qu’il avait délaissé, Napoléon lui-même, l’eût fait sonder pour savoir s’il ne pourrait pas obtenir de lui, en sa faveur, une évolution nouvelle. Enfin, après tant de phases diverses, 1830 le retrouvait, malgré une assez longue disgrâce, à l’état de conseiller politique écouté par tous les prétendans à la réputation et au pouvoir, et dont les jugemens rendus sous une forme sentencieuse étaient réputés et redoutés comme des oracles. Il faut ajouter que, plus il avançait en âge, plus par toute sa