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superbe, plein d’amour et de haine, égal à tout, supérieur à tout même. Si grand qu’il fût, il se savait plus grand encore, en bien et en mal, que ne le pouvaient savoir les autres. C’est pourquoi il se fait une guerre admirable. « Si j’avais le cœur aussi pauvre que l’esprit, je serais bien heureux, » s’écriait-il quelquefois. Mais il l’avait riche infiniment. Vous n’avez pas remarqué la puissance de ce cœur…

— Je n’y ai point pris garde. Ou plutôt, je ne la distinguai point de la grandeur propre à cet homme unique.

— Elle est unique, en effet. Personne ne l’a pressentie, si ce n’est quelque peu ses proches, et M. de Sacy. On devine quelque effroi mêlé à l’étonnement de ce sage théologien, quand Pascal lui révèle Épictète et Montaigne. « M. de Sacy ne put s’empêcher de témoigner à M. Pascal qu’il était surpris comment il savait tourner les choses. » En ce monde, où la plupart sont si pauvres de cœur, qui comprendra le danger de s’en connaître trop riche ? Tous les hommes qui veulent se sanctifier n’ont guère besoin d’abattre que leur esprit, et de ne mettre que leur chair dans les liens. L’ascétisme y suffit ; la raison humiliée dans la prière, et le corps réduit à la portion congrue de l’esclave, on croit avoir assez fait. Le triomphe de cette sainteté-là n’est encore pour Pascal qu’une victoire précaire. Selon moi, Pascal n’est nulle part si grand que par la nécessité de dompter et de dénuer son cœur, où il s’est vu. Mais le monde ne l’a pas connue, car il ne l’éprouve pas.

« Cependant, pour autant qu’il y aura de grandes âmes en cette vie, l’ascétisme du cœur leur semblera le seul nécessaire. Il ne sera pas si difficile de mortifier la chair et d’humilier la raison. Il faut s’en fier à toute raison assez forte, à toute âme assez noble. Elles se dégoûteront assez de leur impuissance, pour ne se point donner l’aliment de vanité qu’elle réclame. Mais plus le cœur sera grand, plus il aura de peine à se quitter. Car n’oubliez point qu’il lui faut tout quitter en se quittant.

« Je m’assure qu’il y a des hommes pour qui le contact d’un cilice pointu sur la peau peut être délicieux ; et d’autres que l’orgueil même d’une pensée profonde porte à la fouler dédaigneusement aux pieds : ils oseront rehausser à ses dépens l’instinct désordonné de la brute. Mais ce cœur, avide de s’égaler à tout l’univers, avide même de tous les plus beaux supplices, il n’est pas si facile de le rendre désert ni de le dépouiller. Il veut bien donner tout son sang ; mais il veut le sentir couler. Il consent à