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répandent en Europe et rendent les artistes attentifs, Bruges est à l’automne de son existence politique et communale. Jamais elle ne fut plus belle, plus somptueuse, plus séductrice…

Un étrange et émouvant phénomène se produit dans la nature pendant la saison automnale. Les arbres laissent voir à travers le feuillage rare et mince les lignes délicates de leurs branches. On a la sensation d’un amaigrissement, d’un affinement suprême. Et pourtant, en aucune autre époque de l’année, les couleurs des frondaisons ne sont plus opulentes et plus variées. Il y a un contraste saisissant entre ce dépérissement réel de la plante et sa magnificence apparente. De là cette poésie incomparable que dégage l’automne aux teintes de cuivre et d’or. Pendant tout le siècle qui vit fleurir la grande école brugeoise des Van Eyck, des Roger Van der Weyden, des Memling, des Hugo Van der Goes, des Thierry Bouts, des Gérard David, Bruges présente ce même contraste, vraiment tragique, entre sa vie réelle et sa beauté extérieure. La cité périt par l’ensablement du Zwin ; le commerce décline rapidement ; les armateurs, les bourgeois, les banquiers, désertent la ville. Et pourtant Bruges, devenue presque exclusivement ville de luxe, est d’une coquetterie irrésistible. Elle mérite à ce moment le surnom de Venise du Nord, pour l’éclat rayonnant de ses maisons, de ses monumens, pour la prodigalité pittoresque de sa population. Elle était réellement couverte d’un superbe manteau coloré qui devait attirer et ravir les peintres.

Et je ne parle pas au figuré, en faisant allusion aux fêtes, banquets, entrées, festins, cortèges, si souvent décrits de la cour de Bourgogne ; j’emploie une comparaison presque réelle pour rappeler cette polychromie abondante qui rehaussa les murailles de Bruges et répandait, dans les rues et les intérieurs, ses notes claires et fortes. À Notre-Dame les murs étaient couverts de peintures décoratives représentant des draperies rouge et or ; la jolie tribune de Gruthuuse, aujourd’hui en chêne naturel, attirait le regard par ses tons variés ; les parois du tombeau de Ferry de Gros étaient diaprées à l’emblème de la famille. Les poutrelles des voûtes étaient toujours peintes ; des carreaux de céramique enluminée servaient de pavés dans les demeures riches ; les façades s’embellissaient de statues, de bas-reliefs, de têtes de diamant peints et dorés. Enfin sur les demeures seigneuriales, les bouquets en fer battu, revêtus d’une vive dorure, brillaient au ciel, montraient leurs fleurs étincelantes, qui paraissaient tout naturellement avoir