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civilisé. C’est ainsi que la Rome de la république et de l’empire vit affluer dans son enceinte un grand nombre de cultivateurs chassés de chez eux par l’importation des blés de Sicile et d’Egypte, dont le port de Pouzzoles, en particulier, recevait d’énormes quantités. Toutefois l’envahissement de la cité des Césars, — envahissement qui faisait dire : Rome n’est plus dans Rome, — avait aussi d’autres causes absolument étrangères aux circonstances de notre temps, telles que : les latifundia, les conquêtes violentes, l’occupation du sol par la classe militaire, les nombreux esclaves exerçant le travail des champs, les rivalités électorales qui poussaient certains meneurs à appeler leurs partisans dans la capitale, les distributions de vivres, et les divertissemens offerts aux citadins. En réalité, dans ses traits essentiels, la crise actuelle des campagnes et des villes ne ressemble pas davantage aux crises analogues de jadis que le socialisme de Karl Marx à celui de Platon. C’est bien et sans contestation possible une page inédite de l’histoire du monde qui s’écrit sous nos yeux, une étape non encore atteinte par l’humanité dans sa marche, à laquelle nous arrivons.

Mais que penser de tout cela ?

Si les sociétés n’étaient régies que par des lois naturelles, nous serions vite tranquillisés. Nous prendrions notre parti de tout, car il serait aisé alors de se faire une raison. Nous nous dirions : C’est comme cela, il n’y a rien à faire, ce qui est devait être. Mais comme les lois qualifiées de naturelles n’opèrent qu’avec notre participation ou notre connivence, que nous sommes à la fois cause et effet dans la chaîne de nos destinées, ce fatalisme placide n’est pas de mise. Ce qui arrive étant plus ou moins notre œuvre, nous nous demandons si nous avons bien ou mal travaillé, si nous sommes sur le bon chemin, si nous devons céder à l’impulsion reçue ou chercher à y résister.

Eh bien, en présence de la situation actuelle, de la crise qui dépeuple les campagnes pour enrichir les villes et dont les conséquences sont si énormes, nous éprouvons, pourquoi ne pas en convenir ? certaines inquiétudes assez vives.

Si nous étions à cent ans en arrière, nos alarmes se teinteraient sans doute de certaines théories alors en vogue et qui obsédaient les esprits. Malthus avait élaboré sa célèbre équation des subsistances, et croyait avoir démontré que les fruits de la terre n’augmentent pas assez vite pour la population grandissante du