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et à assumer les responsabilités qui conduisent à la gloire ou à l’écrasement ; le coup d’œil sûr du bon sens, tourné en bas plutôt qu’en haut, qui perce les surfaces et pénètre au fond des caractères et des réalités, saisit au vol le moment souvent fugitif où devient réalisable ce qui jusque-là était impossible et va le redevenir dans un instant ; la modération dans le succès, la mesure dans l’audace, l’habileté à ouvrir des espérances, à captiver, séduire, divertir par son esprit original tourné aux saillies joviales ou incisives, quoique avec un fonds constant de brutalité ; la souplesse à s’élancer ou se retenir, à oser ou temporiser, à caresser ou terroriser. Un diplomate autrichien, avec lequel il négociait, ayant déclaré que le jeu fournissait la meilleure indication de la nature véritable d’un homme, il s’y livra avec frénésie ; l’Autrichien le jugea un casse-cou, agit en conséquence, et se fit rouler. Il se sert de tout le monde, même de Dieu : il le considère comme si bon Prussien qu’il le lance en exempt sur ceux contre lesquels il a décerné une contrainte. Avec cela, aucune des faiblesses débilitantes : cuirassé contre la vanité, qui vit de l’approbation d’autrui, par l’orgueil qui s’en passe ou la dédaigne et rend insensible aux murmures ou aux imprécations de ce qu’on appelle l’opinion publique ; dans un temps où la plupart des hommes d’État considéraient le libertinage des mœurs comme un des attributs de leur charge, ni l’amour des plaisirs, ni les désordres de la vie, ni les galanteries basses ; bestial toutefois, par son appétit colossal : le soir, on lui servait sur une grande table du vin, de l’eau-de-vie, de la bière, du fait, du jambon et il mêlait le tout, buvant, dévorant comme un Gargantua. « Cela me calme, » disait-il. Cela l’empêchait au contraire de goûter le calme suprême du sommeil et le privait de la sérénité du travail des heures matinales.

L’appui inébranlable du Roi était la condition de son succès. La manière dont il sut se l’assurer et le conserver à travers les aventures scabreuses où son maître eût préféré souvent ne pas s’engager, me paraît la perfection de l’art. Son premier artifice fut d’être un serviteur transcendant. Il se donnait corps et âme à sa tâche, y sacrifiant son repos, sa santé, ses convenances personnelles. « Je paie toujours à guichets ouverts, » disait-il. Comment se séparer d’un tel serviteur ? Lui parti, le Roi n’aurait eu qu’à recommencer son acte d’abdication. Un personnage vulgaire se fût laissé aller à l’étourdissement de qui se sait nécessaire.