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l’avance ni la direction qu’ils suivraient, ni la force avec laquelle ils se produiraient, mais que l’on pouvait prendre des dispositions pour ne pas être surpris et aviser d’avance aux moyens d’y faire face et d’en profiter. Il proposait une alliance diplomatique, en quelque sorte préventive, dans laquelle on prendrait l’habitude d’une confiance réciproque, où l’on apprendrait à compter les uns sur les autres en vue des situations difficiles[1]. — L’Empereur ne se vantait pas quand il dit plus tard à Goltz que personne en France ne nourrissait envers la Prusse une amitié pareille à la sienne<ref> Sybel, t. III, p. 305. </re>.


IX

Bismarck ne se cantonna pas dans les cercles officiels. Un soir, sans redouter de déplaire aux Tuileries, il se présenta chez Thiers, place Saint-Georges, et dans le cours de la visite que celui-ci lui rendit, il lui offrit avec une tranquille assurance de le réconcilier avec l’Empereur. « Avouez-le, lui avait-il dit, vous boudez avec vos amis et vos livres. — Quand on a des opinions, répondit Thiers, il faut les respecter. — Sans doute, riposta-t-il, il faut avoir des idées, mais il faut les servir par le pouvoir ; tenez, j’arrangerai votre affaire avec l’Empereur. » Thiers détourna la conversation.

Dans les nombreux entretiens qu’il rechercha, Bismarck s’était montré amusant, fécond en saillies, jovial, expansif, bon enfant, captivant, d’une loquacité qui ressemblait à de l’intempérance, d’une franchise apparente qu’on eût volontiers taxée d’indiscrétion. Il se donnait l’air d’exposer ses projets futurs à qui voulait les entendre, avec une telle fougue abandonnée qu’il paraissait livrer, comme malgré lui, le secret de son ambition. « La Prusse ne saurait rester telle qu’elle est délimitée : elle manque de ventre du côté de Cassel et de Nassau, elle a l’épaule démise du côté de Hanovre ; elle est en l’air ; il faut qu’elle s’arrondisse et que dans l’intérêt général de la civilisation et de l’Europe elle se donne des membres mieux équilibrés, une assiette plus régulière. Quel moyen d’y arriver, si ce n’est d’absorber quelques-uns de ces petits Etats qui, incapables de se mouvoir eux-mêmes, gênent ses mouvemens, et d<‘ renverser cette confédération vermoulue, véritable

  1. Bismarck-Iahrbuch, t. IV, p. 152 et 155.