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Quand le peintre du moyen âge s’en allait à la campagne, il trouvait de plus belles ordonnances de lignes que nous, mais non pas autant de couleurs. Il n’apercevait, parmi le vert toujours semblable du même arbre, ni assurément les plantes exotiques et d’agrément qui égayent nos jardins, ni même une foule d’arbres, comme le vernis du Japon, l’acacia, le platane ou le mûrier, qui font partie intégrante de nos paysages modernes. La maison de chaume, qu’on voit encore dans les paysanneries des Le Nain, était moins colorée que la ferme couverte de tuiles que peint M. Sisley. En mer, une bouée rouge avive un vert glauque d’eau. Il n’est pas jusqu’aux affiches, aux écriteaux de couleur crue, dont la réclame gâte les lignes de nos paysages qui, vus de loin, ne fournissent des touches piquantes pour relever la monotonie des verts. Plus la civilisation s’empare d’un coin de la nature, plus elle le colore. La campagne du XVIIe siècle était une botte de foin ; celle du XXe siècle sera un bouquet de fleurs...

Dans nos villes, le phénomène est moins évident. Tant que dure le jour, nos rues, attristées par la houle noire des peuples modernes toujours en deuil, ne fournissent pas au peintre plus de couleurs que les rues bariolées de jadis. Mais quand vient la nuit, éclate une floraison inconnue de nos pères. Quand, un soir d’hiver, avec la pluie, on passe sur la place du Carrousel, on voit une orgie des diverses lumières se traîner et s’éparpiller dans l’eau où se mêle le sang des lanternes d’omnibus, qui éclabousse le pavé, l’or des becs de gaz, qui se liquéfie dans les flaques, la neige des lampes électriques qui fond et se dilue sur toute la surface humide, les vers luisans des fiacres, qui sautillent de flaque en flaque, et sous cette clarté fade, les carapaces des coupés vernis qui font reluire, çà et là, des arêtes d’argent. La nature et la vie de nos cités pouvaient donc servir de thème à de vrais artistes, pourvu qu’en dissimulant la ligne, ils exaspérassent la couleur.

C’est ce qu’ont fait les Impressionnistes. Ils ont bien représenté, selon la formule réaliste, les spectacles de la vie moderne, mais en les éclaboussant de tant de couleur, qu’on ne les reconnaît plus. Quand la nature était laide, ils ont tâché de la dissimuler à l’aide de la nature même. Ils ont demandé au soleil d’effacer les lignes disgracieuses, comme autrefois on l’aurait demandé à l’ombre. Et quant à notre vêtement noir, uniforme, aux inexplicables élytres, quant à ce chapeau que Mallarmé appelait « quelque