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être accordée aux ennemis de l’ordre établi que chez les peuples dégénérés qui préfèrent au salut de l’État, comme les Grecs du Bas-Empire, le droit de se quereller et de se détruire eux-mêmes. En conséquence, je ne reculerai devant aucune responsabilité pour interdire les attaques contre l’Etat, de quelque prétexte, de quelque autorité qu’elles se couvrent ; en revanche, je ne consulterai aucune convenance particulière, de quelque part qu’elle se produise pour les résolutions à prendre dans le but de favoriser sans cesse davantage dans notre pays l’acclimatation, si je puis ainsi parler, des habitudes de libre discussion 57 décembre 1860). »

Cette argumentation habile n’avait qu’une lacune, elle oubliait que la protection de l’ordre nouveau contre les partis anciens n’avait pas, en Angleterre, été confiée aux ministres dont les journaux critiquaient les actes, mais à des jurés, à des juges. Or c’était ce que réclamait l’opposition libérale.

On a beaucoup médit du système des avertissemens ; il en fut, en effet, un grand nombre de ridicules ou excessifs. Mais, si on mettait à côté des passages frappés l’immense quantité de ceux tolérés, quoique pleins d’allusions outrageantes, tels que, par exemple, les articles du Courrier du dimanche où « se retrouve l’âpre raillerie de Swift, le sarcasme rieur de Lucien[1], » et qui cependant ne valurent à Prévost-Paradol ni une poursuite, ni un avertissement, on est obligé de reconnaître qu’en fait, les rigueurs de ce régime ont été fort exagérées. N’est-ce pas être encore libre que de pouvoir crier si souvent, et sous tant de formes diverses, qu’on ne l’est pas ? « Les journalistes n’étaient persécutés que dans la mesure qui fait plaindre et non dans celle qui fait trembler ; ils souffraient de cette espèce de gêne qui anime à la lutte, non de ce joug pesant qui accable[2]. » Néanmoins ce système était insupportable, parce que la liberté qu’il laissait n’était qu’une tolérance, toujours sur le point d’être retirée, et qu’il est contraire au bon sens que celui qui censure ait pour juge celui qui est censuré.

Avant le Décret, il eût été absurde de donner à la presse plus de liberté que n’en avait le Parlement, de reconnaître aux journalistes le droit refusé aux députés d’interpeller chaque jour les ministres et d’être en communication directe et libre avec le public, tandis que la parole des orateurs de la Chambre ne lui

  1. Gréard.
  2. C’est ce que dit Tocqueville des années qui précéderont la Révolution.