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mes amis m’en félicitent comme d’une victoire personnelle. Je ne pense pas que cette mesure ébranle l’Empire ; elle le consolidera. Et néanmoins je m’en réjouis, si c’est un commencement, car je tiens qu’il faut obéir à ses principes plutôt qu’à ses rancunes. Je me réjouis encore, même si ce n’est qu’un expédient, parce que nous avons conquis une arme de guerre de plus. » C’est ce que j’exprimai à Morny quelques jours après. « Etes-vous content ? me dit-il. — Si c’est une fin, répondis-je, vous êtes perdus ; si c’est un commencement, vous êtes fondés. »

Jusque-là, j’avais été un opposant sans espoir, luttant pour le devoir et pour l’honneur, essayant de porter des coups bien assénés à un ennemi formidable, et n’étant modéré que pour être plus dangereux. La guerre d’Italie, que je considérais comme une manœuvre contre la liberté, ne m’avait pas adouci, mais l’amnistie avait fondu ma haine et le traité de commerce commencé à gagner mon esprit. Les paroles de Morny à l’ouverture de la session, ses confidences à Darimon, sa tolérance, m’avaient ébranlé, sans me convaincre toutefois que cette politique ne lui fût pas personnelle. L’Empereur, en la sanctionnant par le décret du 24 novembre, fit naître en moi des sentimens nouveaux. Au lieu de travailler à jeter une ruine de plus sur tant de ruines, d’augmenter les refroidissemens d’âme, les paralysies de sens moral, les abaissemens intellectuels qui sont les conséquences des révolutions, d’user ma vie en déclamations vides, en critiques systématiques, je pourrais donc travailler à la réalisation de ce rêve de tant de nobles esprits, qui désormais ne paraissait plus chimérique : l’union du principal et de la liberté, l’établissement de cette liberté sur l’assiette indestructible d’un gouvernement fort.

Je n’avais de penchant pour aucune monarchie et je connaissais trop les républicains pour être retenu par la crainte de leur déplaire. Je sentais que la plupart des jeunes jacobins qui s’agitaient autour de moi ne seraient vertueux qu’autant qu’ils n’auraient pas intérêt à ne pas l’être, et que, dès qu’ils seraient en passe d’arriver, ils rejetteraient les dogmes sur lesquels ils déclamaient, comme de vieilles guitares, selon leur langue d’estaminet. Je ne pouvais oublier la sentence que Lamennais me répétait sans cesse en ses dernières années : « Les républicains sont faits pour rendre la république impossible ; » et je me rappelais les désenchantemens que mon républicanisme juvénile avait essuyés