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du parti de 1848 ; du reste cordial, serviable, et aussi équitable qu’un sectaire peut l’être. Il nous réunissait tous les dimanches aux Ternes, chez sa mère. Cette noble femme n’avait pas quitté le deuil de son illustre mari : son âme forte, éloquente, était un foyer ardent de dévouement, d’héroïsme, d’où s’échappaient des gerbes enflammées. Sa fille, musicienne de race, mariée à un économiste très distingué, républicain fervent, un peu farouche, Clamageran, était la poésie de ces réunions.

Je vis Gambetta pour la première fois chez un juge du tribunal de première instance, Manet, le père du célèbre peintre. Cet excellent homme réunissait tous les jeudis les amis de son fils, dont l’excentricité artistique n’était pas sans le surprendre. Parmi les convives se trouva un soir un jeune avocat de Cahors récemment inscrit au barreau de Paris, Gambetta. Il s’étala à son aise tout en restant fort déférent. A la fin de la soirée, je lui dis en lui serrant la main : « Mon cher confrère, si vous travaillez, vous deviendrez un grand orateur. » Ayant du loisir au barreau, il ne manquait pas une des séances de la Chambre, qu’il allait ensuite commenter dans la salle des Pas-Perdus ou au café Procope ; aucun n’a été plus que lui à l’école des Cinq.

Nous plaisantions un peu de Floquet, bon diable, solennel et déjà vide, qui portait des habits à la Robespierre, sans réussir à forger aussi bien que son modèle les phrases déclamatoires.

Le plus intime de nos collaborateurs par l’amitié et l’approbation était Jules Ferry. Il vivait avec son frère Charles, adonné aux affaires financières, tous les deux touchans d’union et de dévouement fraternel. Jules Ferry ne possédait pas le don natif d’éloquence de Gambetta, quoiqu’il parlât fort bien, mais il avait une instruction plus forte, un grand sérieux dans l’esprit, beaucoup de volonté et une plume ferme et souple ; l’impatience de pointer rapidement le dévorait. Il était autant que nous libéral et constitutionnel, affranchi de l’autorité des bonzes creux de 1848, plus libre-échangiste que nous : c’est lui qui me conduisit chez Cobden.

Un moment nous eûmes le concours d’un jeune journaliste, Clément Duvernois, bohème ignorant, sensuel, léger, hâbleur, cynique, ne croyant à rien qu’à son étoile, pressé d’arriver n’importe où, n’importe comment, mais aimable, facile, souriant, ayant du sang-froid, du courage d’esprit, saisissant une idée en un éclair et la reproduisant ensuite avec une lucidité persuasive.