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la main qui dirigerait cette arme et subordonner le pouvoir militaire à une faction civile. Parmi ces groupes raisonneurs, à demi lettrés, hantés de souvenirs historiques, on savait que les révolutions en démence aboutissent à Cromwell, aboutissent à César, mais on repoussait avec horreur ces spectres détestés. L’idée d’un despote unique, sorti de l’armée et s’appuyant sur elle, restait communément odieuse. Ceux mêmes qui eussent accepté le despote, qui le désiraient peut-être, eussent rougi d’avouer ce sentiment. Le 27 fructidor, à la tribune des Cinq-Cents, Lucien avait parlé de resserrer et de concentrer le pouvoir : « La dictature ! » s’était écrié ironiquement quelqu’un. Et devant l’image évoquée, la réprobation avait été telle que Lucien avait dû s’expliquer, crier plus fort que les autres contre toute idée de dictature et renchérir sur la protestation unanime. Paroles vaines, déclamations creuses, dira-t-on ; soit, mais nul ne comprendra la Révolution s’il ne tient compte de l’extraordinaire empire exercé à cette époque par les mots et les formules.

Dans les masses profondes et illettrées, où l’on n’avait pas lu l’histoire, on ignorait ce qu’avait été Cromwell, ce qu’avait été César. La pensée de s’en remettre à un seul du salut de tous était pourtant inhérente à notre esprit latin ; six siècles de monarchie à la romaine l’avaient développée en nous, mais en l’accaparant, en la régularisant au profit d’une race. L’idée de chercher en dehors d’elle le despote réorganisateur demeurait très vague ; c’était un instinct qui ne s’était point formulé en doctrine, converti en passion. On peut consulter les innombrables témoignages, rapports de fonctionnaires, rapports de policiers, rapports d’agens civils et militaires, qui renseignent alors sur l’état des esprits ; on ne trouvera dans aucun l’écho de ce cri si souvent répété depuis : « Un homme, il nous faut un homme, » c’est-à-dire, un chef non pourvu nécessairement du prestige héréditaire, un citoyen issu de la masse et assez fort pour s’élever au-dessus d’elle, pour la dominer et la rassembler.

La raison en est simple. C’est Bonaparte consul et empereur qui a fait plus tard, par la magnificence tragique de son règne, par sa prise formidable sur l’esprit du siècle, l’éducation césarienne de la France. Le remède du césarisme, ce remède des grands jours d’angoisse, ce spécifique terrible, qui sauve et qui tue, c’est un legs de Bonaparte. Il l’a si profondément infusé dans les moelles de la nation que l’effet s’en fait sentir depuis un