Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mérite à ce que les ouvriers manuels surabondent, cette surabondance n’est pas non plus leur faute. Et si les Newton ou les Pasteur sont rares, ce n’est pas non plus la faute des Newton ou des Pasteur. Si le jeu nécessaire des forces sociales augmente la valeur relative de tel élément, intelligence, volonté, initiative, épargne, capital, ce ne sont pas les individus qu’il en faut accuser. Les individus profitent de leurs avantages sociaux comme ils profitent de leurs avantages naturels : c’est là un fait que nulle réorganisation sociale ne pourra empêcher, à moins d’étouffer toute supériorité naturelle ou sociale, ce dont la société entière serait la première victime. Faisons donc la guerre aux injustices, mais ne considérons pas toutes les inégalités ou toutes les précellences comme des injustices, et ne reprochons pas amèrement aux supérieurs leur supériorité, comme si c’était la faute d’un Pascal de ne pas être aussi stupide que tel Damara qui ne peut pas compter au delà de trois !

Le collectivisme objecte aux capitalistes et même aux inventeurs que leurs capitaux et leurs inventions empruntent leur valeur à l’état social qui les rend profitables. Mais nous répondrons que le même raisonnement s’applique aussi au travail ouvrier : ce dernier n’est possible et profitable que grâce à l’état social et à la civilisation, dont les ouvriers manuels ne sont pas plus les auteurs que les ouvriers intellectuels ou les propriétaires. Comment donc conclure de là autre chose qu’un devoir moral de dévouement à la société et un devoir légal de lui rendre par l’impôt ce qu’elle a le droit de réclamer comme sa part dans la part de chacun[1] ?

Quant à une parfaite répartition, elle est impossible. M. Andler soutient qu’en fin de compte, la seule chose légitime et qui ne dérobe rien à la part d’autrui, c’est le salaire ; selon lui, tant que chacun ne sera pas purement et simplement salarié pour son travail intellectuel ou manuel, il aura dans sa bourse quelque chose qu’il n’aura pas personnellement gagné par son « mérite. » Le collectivisme aboutit ainsi à un individualisme tellement exaspéré qu’il ne veut rien voir au delà du produit de l’individu. Par malheur, l’individu ne travaille jamais seul, même quand il est seul dans une échoppe, car les inventeurs de ses outils et de ses procédés travaillent avec lui et pourraient réclamer leur part

  1. M. Belot, Revue philosophique, février 1896.