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curieux de visiter. » Ne comptons pas pour cela sur les masses. Il est fort à craindre qu’elles ne voient dans les spéculations philosophiques le plus infructueux et le plus inutile des travaux « complexes. » Qui sait même si elles n’y verront pas plutôt un jeu qu’un travail, si elles ne conduiront pas les métaphysiciens, comme les poètes, hors de la république, sans même les couronner de fleurs ?

Admettons cependant qu’on leur fasse grâce. De quelle manière la société collectiviste organisera-t-elle le travail philosophique qui porte sur les premiers principes et sur les dernières fins de l’existence, y compris même « l’au delà ? » Pourra-t-on réglementer administrativement le travail mental, lui imposer la journée de huit heures, commander à Victor Hugo d’avoir son inspiration poétique à sept heures du matin, et de s’interrompre à neuf ! Et comment évaluera-t-on ce travail ? La pensée de l’homme de génie n’a pas toujours une valeur économique appréciable. M. Liesse nous montre bien qu’un Chevreul, en transformant par ses recherches sur la stéarine la fabrication des bougies, apporte à la société une richesse plus grande, visible pour tous ; de même quand un Pasteur traduit en formules de pratique industrielle et médicale ses recherches sur la bière, le vin, les virus et les microbes. Mais Newton, avec son système de la gravitation universelle, n’a point fourni immédiatement « un élément appréciable de richesse économique. » Croit-on pourtant que Newton soit au-dessous de Chevreul ou même de Pasteur ? Quand Galilée découvrait les satellites de Jupiter, une administration collectiviste aurait-elle deviné que ces satellites serviraient à dresser des cartes plus exactes et épargneraient des naufrages aux navires de commerce ?

Le loisir, l’oisiveté même, choses si odieuses (chez les autres) aux travailleurs manuels, ont, à côté de leurs inconvéniens, leur utilité et leur nécessité sociale. Si tout le monde était courbé sur la charrue ou sur une enclume, il n’y aurait pas de ces rêveurs, de ces prétendus oisifs qu’on nomme des Socrate, des Archimède, des La place, pas plus que des Dante, des Shakspeare ou des Lamartine. Une société de fonctionnaires bien rangés travaillant exactement six ou huit heures par jour, qui aux champs, qui au bureau, risquerait fort d’aboutir à la médiocrité et à la routine universelle.

On a beau répondre qu’on se contentera désormais d’administrer