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Enfin, il y a un autre élément du progrès que le matérialisme néglige. S’il existe un travail intellectuel, qui est l’application de la volonté à l’intelligence en vue d’une vérité à découvrir, il existe aussi un travail moral, qui est l’application de la volonté à l’intelligence et à la sensibilité en vue d’un bien à réaliser. L’effort sur soi est souvent plus pénible que l’effort sur des objets extérieurs ou même sur des idées. Ce travail moral, à des degrés divers, est impliqué dans tous les autres, ne fût-ce que sous cette forme de l’attention dont nous avons déjà parlé. Mais il y a des cas où il est particulièrement en évidence et en prédominance. Cette prédominance va croissant, non seulement dans le domaine moral et intellectuel, mais aussi dans le domaine économique. Elle s’y manifeste par l’importance de plus en plus grande que prennent dans le succès des entreprises les facteurs moraux : attention soutenue, persévérance, patience, courage, résistance aux occasions de prodigalité, épargne et maîtrise de soi-même en vue de l’avenir. Marx a beau dédaigner la morale, elle gouverne l’économique comme tout le reste : sans elle, non seulement le monde industriel, mais le monde intellectuel lui-même s’écroulerait.


III

Il y a une seconde loi de l’histoire que le collectivisme matérialiste tend à méconnaître : liberté progressive du travail mental et, par extension, de tout travail.

Si invention est initiative, si initiative est liberté, si liberté est essentiellement volonté individuelle en sa source, fût-elle universelle en son objet, il s’ensuit que la règle du haut travail intellectuel est de ne pouvoir être soumis à une règle, sinon à celle qui lui vient de l’objet même qu’il poursuit, de la vérité qu’il entrevoit ou découvre, de la beauté et de la bonté supérieures qui l’appellent par leur attrait et lui promettent un monde nouveau. Ici expire le pouvoir de la société visible, parce qu’on entre dans la société invisible des esprits.