Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/123

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la « technique » industrielle, qui elle-même a pour but, comme nous venons de le voir, de satisfaire les besoins matériels de l’humanité. Il oublie que la technique est une simple application d’inventions théoriques qui la dépassent et qui ont été faites sans considération des besoins industriels. Dans les arts mécaniques, les ouvriers qui ont les métiers sous leur main peuvent bien faire des découvertes et applications « techniques ; » un Stephenson, par exemple. Mais la mécanique elle-même est sous la domination des hautes mathématiques, et ni les Descartes, ni les Leibniz n’ont mis la main aux machines. De nos jours, il est tout un groupe de sciences dont l’importance industrielle va croissant, et ce sont des sciences pures, toutes théoriques en elles-mêmes, toutes chargées de formules et de calculs : nous voulons parler des sciences chimiques. Un ouvrier aura beau faire au hasard des mélanges de substances, pour voir ce qui va se produire, il ne découvrira pas la série sans fin de corps nouveaux que les savans ont extraits d’un simple morceau de houille. Le fait est si réel que, dans les grandes usines allemandes, le directeur de l’usine s’adjoint des chimistes de profession, des théoriciens chargés de faire des recherches et des découvertes, sans but indiqué d’avance, uniquement pour découvrir ; les applications viendront d’elles-mêmes. Que la science marche et la technique marchera[1].

  1. Aux États-Unis, précisément parce que la technique y est très avancée, on comprend mieux l’importance des inventeurs. Un économiste a remarqué que, dans ce pays, le travail d’invention, de combinaison, de création industrielle, est devenu une véritable spécialité, et non des moins importantes : le mot inventor est synonyme de starter, celui qui donne le signal du départ, qui lance dans une voie nouvelle.
    Non seulement les travailleurs manuels n’ont pas inventé les machines et, sauf quelques rares exceptions, n’ont laissé nulle part leur trace dans la mécanique, mais ils n’ont pas même pu inventer pour la terre de nouveaux engrais. Une société réduite à leur travail n’aurait fait aucun progrès sérieux. Supposons, comme on l’a fait, que la natalité s’arrête brusquement dans les classes de travailleurs intellectuels et continue de croître dans les classes ouvrières. Les découvertes, qui sont presque uniquement l’œuvre des classes intellectuelles, cesseront : « de savans agronomes, par exemple, ne pourront plus doubler les rendemens de la terre ; le travail seul devra fertiliser un sol insuffisant pour la population qui augmente, la population croîtra plus vite que les subsistances (Ch. Mourre, D’où vient la décadence économique de la France, Puis, Alcan, 1900.)>. » Ainsi sera vérifiée la loi de Malthus, et l’humanité marchera à la famine. Dans les pays où, au milieu d’une population ouvrière débordante, s’accroissent trop lentement les classes intellectuelles, dont le service de l’État et les professions libérales absorbent presque tous les membres, ces classes ne peuvent plus fournir des directeurs d’entreprises commerciales ou industrielles en nombre suffisant ; la production diminue et beaucoup d’ouvriers restent sans travail. C’est ce qui a lieu actuellement en Italie (Ch. Mourre. Ibid.); c’est ce qui aura lieu bientôt en France ; c’est ce qui ne se voit pas en Angleterre, en Allemagne, où beaucoup d’intellectuels ont l’esprit de renoncer aux professions libérales encombrées pour s’adonner aux professions agricoles, industrielles, commerciales, coloniales, le tout au plus grand profit de ces professions et de la nation entière.