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Le travail mental d’invention et d’« idéation, » pour produire ses applications industrielles, a besoin de débouchés suffisans, de moyens de transport faciles et lointains, ce qui suppose un certain état social avancé ; il a besoin de capitaux considérables ; il a besoin de lois qui permettent de travailler librement, d’associer librement les capitaux. Il n’en est pas moins vrai que, dans le progrès industriel, les inventions dues au travail mental devancent de beaucoup les autres causes, les causes économiques et sociales. C’est aux inventions et aux idées, « c’est à la trouée qu’elles finiront par s’ouvrir à travers des obstacles artificiellement maintenus, » que nous devrons de voir un équilibre plus rationnel s’établir entre les divers facteurs du progrès industriel[1]. Selon M. Tarde, le « capital, » qui ne doit pas être confondu avec la richesse, représente les inventions, tandis que le « travail » représente les imitations. L’inventeur, selon lui, diffère du travailleur par des traits caractéristiques. « Inventer, c’est une grande joie, travailler, c’est toujours une peine. » Quand l’homme de génie a dit εὕρηκα, toute sa fatigue antérieure n’est plus rien ; et de fait, prolongée ou brève, « elle ne compte pour rien dans la valeur de sa découverte, » dans le dédommagement pécuniaire qu’il va en retirer. « C’est sa joie qu’on va lui payer, non sa peine. » « S’il était mort une minute avant la félicité de la trouvaille, toute la douleur de sa recherche eût été une non-valeur. » Il peut sembler singulier qu’un homme soit ainsi « remercié de son bonheur. » Mais, répond éloquemment M. Tarde, « la chance de l’inventeur est injuste à peu près comme la beauté est inutile. Toute branche du travail, c’est-à-dire toute justice, toute rémunération égale d’efforts égaux et de résultats égaux faits à l’imitation les uns des autres, provient de cette injustice-là, comme toute utilité est suspendue à cette inutilité supérieure[2]. »

Il y a dans cette haute doctrine un grand fonds de vérité, pourvu qu’on ne sépare pas les inventeurs et les travailleurs en deux classes distinctes et qu’on admette que le même homme peut être tour à tour ou en même temps travailleur et inventeur. M. Tarde nous semble d’ailleurs exagérer une pensée juste lorsqu’il oppose à l’invention non pas seulement l’imitation, ce qui

  1. A. Liesse, le Travail, p. 189.
  2. Voir Tarde, la Logique sociale ; Paris, Alcan, 1895, et les Lois de l’imitation, ibid., 1892.