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charnu, campé près du dogue géant, son protecteur et son ami. Chez les deux compagnons de chaîne et de bombance, favoris du maître et risées des valets, même sentiment de leur importance officielle, même orgueil tranquille d’en porter les insignes : le bout d’homme son beau pourpoint de velours vert, galonné d’or, avec l’épée ciselée, la canne de luxe, la chaîne d’orfèvrerie ; l’énorme bête son collier de velours rouge, brodé et blasonné. Le travail du pinceau est admirable. La mollesse suante des chairs grasses, le luisant soyeux du pelage jaunâtre, la souplesse cossue des étoffes, la vigueur intime de ces deux êtres bizarres s’expriment avec une sincérité virile, dans une harmonie de colorations profondes et soutenues, où s’unissent la précision d’Holbein et la chaleur de Titien. C’est, presque un siècle d’avance, une annonce magistrale de ce que fera Velasquez à Madrid, lorsqu’il traitera des sujets semblables.

Les deux autres portraits en pied d’Anthonie Mor, Louis del Rio et sa femme, ne présagent-ils pas de même Van Dyck à Anvers ? Ces deux hauts panneaux ont dû, à l’origine, servir de volets à un tableau central représentant quelque scène religieuse. La perte de la pièce principale est regrettable ; il serait intéressant de constater si Anthonie Mor, comme la plupart de ses compatriotes, comme Schorel, comme Heemskerk, est fatalement resté inférieur à lui-même, lorsqu’il abandonnait le portrait pour la peinture d’histoire. Quoi qu’il en soit, les deux fragmens conservés sont des chefs-d’œuvre, des témoignages admirables de l’aisance avec laquelle le peintre savait adapter sa façon de faire à la nature et à la qualité de ses modèles. Il s’agit ici de nobles personnes, d’un maître des requêtes au Conseil du Brabant, magistrat grave et savant, de sa femme, une grande dame, élégante et cultivée. L’artiste, naguère si haut en couleur, si libre et joyeux, lorsqu’il s’amusait à représenter un bouffon, devient tout à coup retenu et discret, sérieux et profond. Les deux figures sont agenouillées sur des gazons fleuris, dans un paysage montagneux : le mari, avec une calotte noire, en vêtement noir, ayant derrière lui ses deux jeunes fils, dans la même attitude et le même costume ; sa femme est seule, les cheveux enroulés sous un escoffion orné de perles, le corps serré dans une robe de velours noir lamée, à manches bouffantes et col relevé, ouverte, en bas, sur une jupe de satin blanc. L’expression intelligente et pieuse, très distinguée, de toutes les têtes, est fixée avec une sûreté et une finesse de