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banales tirades les pensées secrètes et les sentimens muets de leurs personnages doit lui paraître péché lyrique, et blâmable négligence de travail. Pour ses yeux de moderne, tous les types, avant lui mis à la scène, rappellent ces petites statues du moyen âge, qui portent dans la bouche une longue banderole sur laquelle est exposé le caractère du personnage représenté. » Tels sont donc les jugemens que Hauptmann aurait le droit de porter sur ses prédécesseurs, s’il prêtait une oreille trop complaisante aux encouragemens d’une critique idolâtre. Quant aux hardiesses voulues qui ont d’abord fait connaître son nom, aux brutalités gratuites d’Avant le lever du soleil, aux scènes parfois écœurantes des Tisserands, M. Steiger a en réserve une autre théorie fort ingénieuse pour les excuser. A ses yeux, le progrès de l’art consiste à restreindre de plus en plus le domaine du laid, à « conquérir à la beauté un morceau de laideur. » Ainsi, pour l’homme primitif, tout ce qui inspire crainte, angoisse, émoi, dégoût, semble laid. Plus tard naît, sur le sol privilégié de la Grèce, le sentiment tragique, c’est-à-dire une jouissance d’ordre supérieur à voir la souffrance humaine, la mort même, s’étaler sur la scène.

Depuis lors, le domaine de la beauté s’accroît sans cesse par l’incorporation de nouvelles provinces ennemies. Grâce à cette théorie audacieuse, on comprend mieux que les œuvres des initiateurs, qui conquièrent à la beauté un morceau de laideur, soient considérées tout d’abord avec étonnement, avec répugnance même par des yeux mal préparés à les comprendre. Une élite seule est capable de leur rendre justice. Tel fut, au début, le sort des muscles tourmentés d’un Michel-Ange et des dissonances d’un Wagner. Mais, en revanche, « comme les anges dans le ciel se réjouissent plus pour un seul pécheur converti que pour cent justes persévérans, ainsi l’artiste véritable se réjouit mille fois davantage pour la plus petite parcelle de laideur qu’il a conquise à l’empire de la beauté que pour tous les attraits empruntés par lui à la poétique du passé. » C’est sur ce ton lyrique que sont écrites les longues pages consacrées à son héros par l’auteur du Devenir du drame moderne et que sont célébrés « ces beaux, ces inoubliables jours où germa l’art allemand nouveau, alors que les cœurs débordaient, que les fronts brûlaient, et que chacun sentait la venue de quelque chose de grand, sans pouvoir dire précisément ce qui allait naître. »