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furieux jeux de mains, on s’explique mieux la scène qui se passerait six semaines plus tard dans l’orangerie de Saint-Cloud, à l’apparition de Bonaparte.

L’assemblée hors d’elle criait à tue-tête ; les meneurs jacobins échangeaient des signes avec le public des tribunes, et celles-ci, remplies d’affidés, faisaient retentir d’effroyables clameurs. Des voix rugissantes menaçaient de mort le président Boulay de la Meurthe, qui tenait tête à l’assaut ; on entendit ces mots, partant d’une tribune : « Il ne faut pas qu’il sorte d’ici sans être exterminé. » De mémoire d’homme public et même de conventionnel, il n’était apparu rien de pareil à ces scènes, m les plus orageuses, dirent deux journaux, qu’on ait encore vues depuis que nous avons des assemblées délibérantes. »

Le président, après s’être couvert deux fois, rétablit à grand’peine un semblant de calme. Marie-Joseph Chénier parut à la tribune, pâle et défait, les vêtemens en désordre, et balbutia un discours ; il s’excusa pour l’incohérence de ses paroles, se disant pris au dépourvu ; d’ailleurs les aboiemens de la meute jacobine l’interrompaient à chaque phrase. Lamarque et Quirot parlèrent en faveur de la motion, Daunou par la contre ; Lucien la combattit avec beaucoup de brio et de présence d’esprit, dans une improvisation fougueuse. Quand une sorte d’épuisement eut succédé sur tous les bancs à une surexcitation folle, le président, se jetant de sa personne dans le débat, affirmant son autorité, ralliant les indécis et les poltrons, alléguant « l’état terrible » où il venait de voir l’assemblée, obtint que la suite de la discussion serait renvoyée au lendemain ; c’était donner aux modérés le temps de se reconnaître, de se ressaisir, de préparer leur résistance.


V

Au premier bruit de ces événemens, la crainte et la consternation s’étaient répandues dans la ville. Beaucoup de personnes se disposèrent à fuir, à chercher retraite aux environs. Le soir, Paris fut lugubre, les rues presque désertes ; dans les quartiers même les plus grouillans à l’ordinaire, autour du Palais-Royal qui surgissait illuminé dans la nuit, les passans étaient clairsemés, et bien rares les chercheurs de plaisir[1].

  1. Un journaliste rapporte ce dialogue entendu entre deux filles de la rue Honoré : La première, avec un juron : « On ne voit personne, je n’ai pas encore étrenné. — Je le crois bien, répliqua l’autre, on veut déclarer la patrie en danger, nous ne ferons rien ce soir. »