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de subir Orléans ou Brunswick. En plein conseil des Cinq-Cents, le député Briot s’écriait : « Oui, je le déclare, il se prépare un coup d’État ; on veut livrer la République à ses ennemis, la renfermer dans ses limites, et peut-être les directeurs de toutes nos calamités ont-ils un traité de paix dans leur poche et une constitution dans l’autre. »

Exaspérés par ces pronostics et d’ailleurs enragés de convoitises, les Jacobins se jetèrent à plein dans la violence. Pour parer au coup d’État militaire qu’ils sentaient dans l’air, ils essayèrent d’abord d’en déterminer un à leur profit. Tout en se disant très sûrs du peuple et capables de le mouvoir à leur gré, ils se doutaient bien que leurs amis de la rue n’arriveraient qu’à créer une agitation superficielle ; ils connaissent « l’apathie désespérante de la nation ; » le mot est de Jourdan. L’idée leur vint de solliciter la seule force qui pût alors faire et défaire les gouvernemens, le pouvoir militaire. Bernadotte au ministère de la Guerre était dans leur jeu une carte précieuse. Jourdan et ses amis le virent en secret ; ils lui proposèrent carrément de faire arrêter Siéyès, Barras, et d’instituer un gouvernement jacobin dont il serait chef ; ils le tentaient par l’appât d’une grande autorité ; eux aussi voulaient un pouvoir fort, chargé de repousser l’invasion et de sauver la République, mais de la sauver selon leur formule et de la leur livrer.

Patriote exubérant, Bernadotte était violent dans ses opinions et surtout dans ses discours. Avec son verbe coloré et pittoresque, sa mâle prestance, son grand nez volontaire aux ailes frémissantes, son regard de feu, il semblait offrir un type d’audace aventurière ; au fond, c’était l’irrésolution même. Torturé par le désir de s’emparer du premier rôle, il était atteint en même temps d’une sorte d’impuissance à s’en saisir, à sauter le pas, à franchir le Rubicon ; ambitieux inquiet, ambitieux timide, il semblait prêt d’abord à tout tenter, à tout pourfendre, et puis son énergie tempétueuse se délayait en phrases.

Dans l’occurrence présente, comme il n’osait se compromettre tout à fait avec les Jacobins et ne voulait pas se les aliéner, il éconduisit leurs délégués au moyen d’une tirade évasive et magnifique. Il s’empanacha d’un beau sentiment : comme ministre, disait-il, on ne devait lui demander rien, sa conscience lui interdisant d’employer contre les pouvoirs constitués une autorité qu’il tenait d’eux ; dès qu’il serait sorti du ministère, il reviendrait