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nous donne depuis tantôt dix ans, il a abordé avec franchise, traité avec honnêteté et bon sens des questions morales et sociales qui valaient la peine d’être mises à la scène. Naguère, en rendant hommage à un ensemble de mérites si estimable, nous regrettions que chez M. Brieux l’exécution fût trop souvent insuffisante, et qu’il ne sût pas mettre au service d’une pensée noble, généreuse, hardie, des moyens de traduction d’une plus grande valeur artistique. Réjouissons-nous donc de n’avoir pas à constater dans sa nouvelle pièce la même disproportion. La Robe rouge marque dans la carrière de M. Brieux une étape considérable. Jamais il n’avait rien écrit qui fût d’une allure si ferme. Jamais il n’avait serré son sujet de si près ; on ne lui connaissait pas encore cette façon d’aller droit à ce qui est essentiel et de suivre son dessein sans se laisser distraire et sans s’échapper. Il semble que désormais il soit en pleine possession de son talent ; on a plaisir à constater un succès dû à beaucoup de probité et de consciencieux labeur.

La Robe rouge est une satire sociale. Dans l’Évasion, M. Brieux s’attaquait aux médecins, il s’attaque cette fois aux magistrats. Cette satire est mordante, souvent cruelle. Encore faut-il reconnaître que M. Brieux y a fait preuve de mesure, de discernement : et c’est ce qui en fait la force. D’autres n’auraient pas résisté à la tentation de représenter notre magistrature comme profondément corrompue et capable de commettre pour de l’argent toutes les iniquités. M. Brieux a soin de rendre à notre magistrature cet hommage qu’elle n’est pas vénale. Même il donne à entendre qu’on n’en pourrait pas dire autant de la magistrature de tous les pays. D’autres auraient représenté nos magistrats comme des tortionnaires et de sombres maniaques, prenant plaisir à des souffrances dont ils sont les auteurs et qui réjouissent en eux un instinct de férocité. Tout au contraire, les magistrats de M. Brieux sont, dans l’exercice de leurs fonctions, d’assez honnêtes gens qui s’efforcent de faire leur métier de leur mieux et de remplir en conscience leur devoir professionnel. Mais ce sont les conditions mêmes où s’exerce leur profession qui arrivent à fausser chez eux la conscience, à altérer les sentimens de pitié et d’humanité.

Le mal de la magistrature, c’est d’abord la fièvre de l’avancement. Le magistrat est un fonctionnaire. Attaché à quelque parquet de province, il est peu rétribué, et sa charge ne lui rapporte qu’un honneur médiocre. Devant ses yeux passe en rêve la robe rouge de conseiller. C’est à la conquérir un peu plus vite que tendent tous ses efforts. C’est vers ce but que, sans s’en rendre compte, il laisse converger toutes