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autre écrivain : 400 000 exemplaires de l’édition américaine seulement. C’est fort beau, mais ce genre de gloire nous paraît suspendu au plus ou moins de succès des armes anglaises. A mesure que celles-ci essuyaient leurs premiers revers, quelques clameurs discordantes commencèrent à se mêler au concert d’éloges si longtemps unanime. Le signal fut donné par l’Amérique. Une excellente Revue, d’un caractère religieux à la fois très indépendant et très austère, the Outlook, s’ouvrit à des réflexions assez vives sur la politique anglaise et les théories de Kipling tout ensemble. De quel droit ce païen, ce pirate se pose-t-il en directeur de consciences, en compositeur de chants sacrés ? Jamais il n’a donné aucuns gages qui soient de nature à garantir que ses hymnes s’adressent au Dieu de justice. Quoi ! un admirateur de Cecil Rhodes, auquel il permet, on le sait, de se passer de morale sous prétexte qu’il construit un empire ! Faut-il donc conclure qu’un empire ne peut être fondé par d’honnêtes gens ? Les armes de M. Rhodes, nul n’en doute, sont les mêmes dont se servit Jameson ; sa duplicité n’a d’égale que son scepticisme ; il croit que tout homme est à vendre, il est l’administrateur d’un fonds de corruption et d’iniquité. Son Dieu, s’il en a un, ressemble beaucoup à tous les diables réunis : orgueil de l’empire, soif de l’or, convoitise du territoire. Cette question du Dieu de MM. Rhodes et Kipling a son importance, parce que l’Angleterre et l’Amérique sont aujourd’hui en grand péril de l’adorer.

Du moins y a-t-il, on le voit, des protestations isolées. En Angleterre même, un article véhément jusqu’à l’injustice, car il s’attaquait au talent, quand seules les tendances peuvent être incriminées, a paru dans une grande revue de Londres, la Contemporary. L’auteur, M. Robert Buchanan, s’indigne contre l’énorme succès de Ballads of the Barrack room qui nous fait toucher, sous prétexte de suivre le soldat dans ses peines et dans ses plaisirs, les côtés les plus vils et les plus grossiers du mercenaire anglais. Il n’admet pas qu’une inspiration prétendue poétique qui s’est attardée dans les cabarets, s’envole tout à coup jusqu’au firmament sur le ton d’un lyrisme de circonstance ; il refuse d’admirer la Recessional Hymn ; il attaque en Rudyard Kipling l’accusateur sans pitié du patriotisme irlandais (lire la cruelle ballade intitulée Cleared), et le contempteur de la solidarité humaine, tournée en ridicule dans An impérial transcript. Comment le champion d’un féroce égoïsme aurait-il le droit d’invoquer