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parmi Les ronflemens de la chambrée, qui donc les blâmera d’étourdir leur insomnie dans le whisky ?

Mulvaney dit de fort belles choses sur ces déclassés. « Leur malheur, c’est d’avoir reçu une éducation et de s’en servir pour tourner la tête aux femmes. Et la même éducation qui leur fait, en parlant aux femmes, obtenir d’elles tout ce qu’ils veulent se tourne contre eux à la fin et les déchire tout vifs. »

Le type du gentleman-ranker est Larry Tighe, un bel homme et brave comme pas un. Aucune femme ne lui résiste en effet, et il s’attaque aux meilleures pour le plaisir de l’expérience et de les voir pleurer. En même temps le remords le tenaille, à travers de furieuses débauches. Un souvenir, le souvenir de ses victimes, s’est logé comme une épine au plus profond de sa conscience obscurcie. Il ne réussit même plus à se griser, et les balles qu’il brave ne veulent pas de lui. Jusqu’à la fin, cependant, il continue ses prouesses. On l’a surnommé dans le Tyrone, son régiment, Love o’Woman, Amour des femmes. Cet amour-là fait de lui un ataxique. Aux trois quarts paralysé, il s’écroule lentement. La mort le prend au seuil d’un mauvais lieu, et la dernière scène, empreinte quand même d’un idéal tragique, entre ce maudit et la malheureuse qui lui doit d’être tombée dans la fange, est la plus belle scène d’amour de toute l’œuvre de Kipling. Certes il a fait accepter à la prude Angleterre des audaces sans précédens, mais c’est peut-être parce que jamais, si hardie que soit la situation qu’il aborde, il ne glisse dans le sensualisme. Comme Mérimée, il possède l’art de faire tout entendre d’un mot que l’on dirait frappé pour lui seul, sans rien esquiver, sans traîner cependant, touchât-il au comble du cynisme, l’imagination de ses lecteurs dans des détails malsains. Cette horreur de la corruption fait partie de son orgueilleuse énergie et n’en est pas le moins beau côté.


VI

Le portrait, peint par lui-même, de Kipling militaire et impérialiste serait incomplet, si un trait, tout au moins, n’y marquait ses sentimens à l’égard de la Russie. Il les a exprimés dans un récit des plus saisissans, sinon des plus réels : The Man who was ; et dès les premières lignes on découvre que le romancier n’est ici rien de moins qu’un agent provocateur, excitant le lion britannique contre son rival en Asie, l’aigle noir à deux têtes.