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V

Le personnage du sous-officier, gâté par une demi-éducation et guettant son brevet, nous apparaît peu sympathique sous la plume de Rudyard Kipling. Il ne pardonne pas évidemment à un certain Mullins de faire condamner, sous des prétextes mensongers, un soldat tel que son ami Mulvaney au supplice partout connu, mais particulièrement pénible en pays chaud, qui consiste à marcher des heures de suite, de long en large, sous le poids de l’équipement complet, capote, fusil, sac et baïonnette, tout cela par vengeance d’un coup de langue qui touchait trop juste. Il faut dire que le rôle du sous-officier avec de pareils gaillards n’est pas facile ; Mulvaney lui-même déclare qu’il s’en est fallu de l’épaisseur d’un cheveu que cet animal de Mullins, qui osait le narguer, n’ait eu le sort de O’Hara. O’Hara, un sergent porte-drapeau, a payé de sa vie la mauvaise habitude de rôder avec de galantes intentions dans le quartier des hommes mariés. Déjà il l’avait échappé belle, une fois, pour s’être fait haïr d’une chambrée d’Irlandais. Car, comme le dit Mulvaney, il y a Irlandais et Irlandais : les bons valent ce qu’il y a de meilleur ; les mauvais sont plus mauvais que les pires. Ils se tiennent entre eux comme larrons en foire, et on ne sait rien de leurs complots, jusqu’au jour où un traître se trouve dans la bande. Et, quand c’est fini, ça recommence. On les rencontre dans tous les coins, échangeant des sermens épouvantables, et ils n’hésitent jamais à frapper un homme dans le dos. Ce sont là les Irlandais noirs, ceux qui déconsidèrent l’Irlande.

Mais, parmi les plus mauvais sujets de l’armée, il faut citer d’abord les engagés de bonne famille que leurs vices empêchent de s’élever au-dessus du rang de soldat. Kipling les a énergiquement célébrés dans la sinistre chanson :


Nous sommes les pauvres agneaux qui ont perdu leur chemin, — Baa ! baa ! baa ! — Nous sommes les petits moutons noirs qui s’égarent, — Baa ! aa ! aa ! — (ientlemen du rang, voués à faire la noce, — Damnés ici-bas pour l’éternité, — Que Dieu ait pitié de nous ! — Baa ! Yah ! Bah !


Peut-être, naguère, ces troupiers-là comptaient-ils six chevaux dans leur écurie ; ils ont eu le gousset bien garni et le monde à leurs pieds. Maintenant un sergent les gourmande. Nul ne se soucie d’eux, ils n’écrivent à personne. S’ils ont de tristes visions