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parlant toujours du bon combat, méprisent tant que ça ceux qui se battent ? Après la honte d’être pendu, on croirait qu’il n’y en a pas de plus grande que celle d’être soldat. »

A Londres, dans certains cabarets, on refuse à boire aux habits rouges. Sauf exception rare, un homme n’attache les rubans du diable à son chapeau que faute d’être propre à autre chose. Misérable ou déconsidéré, il se dit qu’au moins il touchera le shilling de la Reine, qu’il sera copieusement nourri, qu’il aura l’occasion d’exercer ses poings. Learoyd, quoiqu’il parle peu, nous le confie dans un de ses rares épanchemens : l’obstacle entre lui et la vertu fut l’irrésistible besoin de cogner. Sentir qu’on le peut, s’entendre dire qu’il ne le faut pas, la tentation est trop forte aussi !

Il y a une saison chaude, — et elle dure six mois, — où ces hommes robustes, nourris de viande saignante et gorgés de bière, arrivent facilement à un état d’exaspération voisin de la folie. Dès huit heures du matin, leurs corvées sont faites ; ils restent toute la journée couchés sur un lit, à fumer, à jurer, à suer, à dormir, à boire, dans un mortel ennui, par une température de 96 degrés Fahrenheit à l’ombre. Ils attendent impatiemment quelque chose, n’importe quoi, qui interrompe la monotonie de leur existence : la fièvre, le choléra même seraient les bienvenus. Plus ils absorbent de nourriture sans dépenser leurs forces, plus ils s’exaltent ou s’assombrissent, selon le tempérament de chacun. C’est la saison de la maladie de foie, des hallucinations, des suicides et des meurtres ; Ortheris lui-même, le parfait soldat, subit un accès de démence presque périodique ; le désespoir le prend d’avoir quitté les faubourgs de Londres et une fille qu’il a connue, qui aurait pu devenir sa femme et appeler : — A la boutique ! — tandis qu’il eût exercé le métier honorable d’empailleur taxidermiste, au lieu d’être un vil Tommy aux gages de la Veuve, avec un numéro en guise de nom. Il éprouve une peur nerveuse de mourir avant d’avoir fini son temps, il a des envies sauvages de déserter :

— Dieu sait toute la peine que j’ai prise pour l’en empêcher, dit son fidèle ami Mulvaney, je l’ai coupé en deux à coups de ceinturon, je lui ai cassé la tête, je l’ai sermonné, ça ne sert à rien tant que l’accès dure. Que voulez-vous faire contre le mal du pays ?

Encore Ortheris revient-il de lui-même à la raison. Il y a des cas plus graves, celui de Simmons, par exemple, devenu fou de