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que son honneur est compromis et fait part, en langage incendiaire, de ses projets à Learoyd et à Mulvaney : quitte à passer en conseil de guerre, il arrachera la peau de ce petit drôle. C’est entre eux une affaire d’homme à homme.

Ouless, par bonheur, l’entend bien ainsi. Il propose à Ortheris devenir chasser avec lui, puis, une fois dans la jungle, dépose son fusil et dit tranquillement :

— Je vous ai frappé à la parade... Qu’est-ce qui vous a empêché de me dénoncer ?

— Je ne sais pas.

— Je ne peux pourtant vous demander de changer de compagnie, et moi-même je ne compte pas permuter. Que voulez-vous que je fasse ?

Là-dessus, il déboutonne son habit.

— Merci, monsieur[1], ça me convient tout à fait, dit Ortheris en se débarrassant du sien.

— Êtes-vous prêt ? dit le lieutenant. — Et il le touche sous le menton pour l’échauffer.

— Il était moins fort que moi, raconte par la suite Ortheris, mais il en savait plus long. Je vise très haut, tenant à le bien marquer. Je lui en ai appliqué un sur le nez qui a teint en rouge sa jolie chemise fine.

Et le combat continue, chacun des deux tailladant la figure de l’autre jusqu’à ce qu’un coup sur la bouche renverse Ortheris avec une œillère de moins.

— En avez-vous assez ? demande l’officier.

— Merci, je suis content.

Il l’aide à se relever et ajoute :

— Maintenant je vous fais des excuses pour vous avoir frappé. Le coup ne vous était pas destiné, mais tout est de ma faute. Prenez-le comme un accident et permettez-moi de remplacer votre habit. Il ne serait pas juste que ce fût pris sur votre paye.

La veille Ortheris lui eût jeté son argent au visage, mais rien ne l’empêche plus d’accepter ; il empoche dix roupies, le prix de deux tuniques, et ils vont de concert laver à la rivière leurs visages défigurés. Après ils reprirent leur chasse, et au retour Ortheris, gai comme un grillon, annonçait à la compagnie que cette petite difficulté entre lui et le lieutenant avait pris fin.

  1. Le soldat anglais dit Sir à l’officier.