Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/525

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La tunique d’Ortheris était ouverte ; sa casquette abaissée sur l’un de ses yeux, les mains croisées derrière le dos, il poursuivait son inspection, de plus en plus dédaigneux. Les recrues n’osaient rien répondre, car c’étaient de nouveaux élèves abordant une nouvelle école, encore qu’on les eût appelés soldats au dépôt, là-bas, dans la confortable Angleterre.

« Pas une paire d’épaules présentable dans le tas ! J’ai vu de vilains détachemens, mais celui-ci a le pompon. Jock, viens regarder s’ils ne sont pas pour faire peur aux oiseaux ! »

Learoyd traversa la place lentement, fit le tour des groupes malencontreux comme une baleine ferait le tour d’un banc de goujons, ne dit rien et s’en alla en sifflant.

« Ah ! oui, vous avez raison de baisser le nez, reprit Ortheris. C’est vous, c’est vos pareils qui font le désespoir de gens comme nous autres. Faut vous débrouiller ! Chienne de besogne ! Et qu’est-ce qui nous revient pour ça ? Pas un sou de plus... N’allez pas croire au moins que c’est le colonel, ou l’officier de la compagnie qui vous forme, c’est nous, c’est nous tous seuls..., kangourous que vous êtes ! »

Un lieutenant, qui passait derrière Ortheris au moment où il achevait sa harangue, insinua sans se fâcher :

« Vous avez peut-être raison, mais à votre place je ne le crierais pas si haut. »

Les recrues se mirent à ricaner et Ortheris salua, un peu déconfit.

Si Ortheris a la spécialité de l’injure, Learoyd prend le soin de rosser chaque individu séparément avec méthode.

L’épreuve est dure pour la compagnie B, car vingt bons soldats ne peuvent pas à la fois faire l’exercice et régler les mouvemens de quarante novices. Les recrues auraient dû être versées à travers le régiment d’une façon plus égale, mais le colonel a trouvé bon de les masser dans une compagnie où il y a une forte proportion de vieux soldats. Il reconnaît son erreur à la première parade, et promet de les envoyer avant leur tour en garnison au fort Amara, la plus épouvantable des garnisons de l’Inde, où il espère bien, dit-il, que leurs officiers leur feront faire l’exercice à mort, puisque vivans ils ne sont bons à rien.

L’admonestation est de celles qui ne s’oublient pas ; les vieux soldats y répondent à leur manière. Une fois rentrés à la caserne, chacun d’eux prend une recrue et lui administre de vigoureux