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fait du collège son dernier héros, l’écolier Stalky. Mais, si la religion de Kipling nous paraît douteuse, il n’y a pas à douter de son fanatisme dès que la guerre et l’impérialisme sont en jeu. Il a embouché cette double trompette sans s’arrêter un instant, soyez-en sûrs, à la grave question de responsabilité morale, la responsabilité que Paul Bourget fait retomber d’un poids si lourd sur le maître impassible qui, sans le savoir, arma pour le crime la main du Disciple, la responsabilité qui, Au milieu du chemin, s’impose soudain à la conscience émue de ce personnage d’Edouard Rod, complice d’un suicide pour avoir idéalisé le même geste dans un de ses drames.

Et cependant cette terrible responsabilité, qu’encourt tout semeur coupable d’avoir jeté au hasard le grain qui peut germer en mauvaise moisson, Kipling, plus qu’aucun autre, devrait la sentir peser sur lui, car il sait toujours où il va, ce qu’il veut, et il veut la guerre : il se mêle au combat, il l’observe, il le chante avec une joie farouche, il s’en fait l’apologiste passionné. Personne plus que lui n’aura contribué à exaspérer l’animalité anglo-saxonne. L’eau semble venir à la bouche de ses personnages favoris, les soldats de l’infanterie coloniale, quand ils s’entre-racontent leurs différentes façons de tuer. Toutes paraissent également bonnes à Kipling. L’unique vertu qu’il reconnaisse est la force, « qu’il s’agisse d’un individu, d’une machine ou d’un empire ; » et il a converti sans peine des multitudes à sa manière de voir. Les boucheries humaines qui ont son approbation lui doivent probablement ce que l’assassinat doit à de certains reportages sensationnels, des inspirations sanguinaires, des trouvailles d’atrocités. A ses yeux (et quiconque l’a lu, quiconque a subi par conséquent son influence magnétique s’accusera d’avoir pensé de même, ne fût-ce qu’un instant), il n’y a rien de criminel ni de honteux que la faiblesse et la lâcheté. Ceci est exprimé avec une verve impitoyable dans la ballade de Tomlinson, ce défunt bourgeois de Londres qui, se présentant aux portes du Paradis, puis à celles de l’Enfer, reçoit de saint Pierre et du diable la même réponse : — « Vivant qu’avez-vous fait ? Vous nous dites ce que vous avez appris et pensé et senti et souhaité, mais vos actes où sont-ils ? Eux seuls comptent. Un prêtre vous a guidé ? Qu’est-ce que cela signifie ? La course est gagnée par un, jamais par deux. La femme de votre prochain vous a fait pécher ? Le péché, fût-il commis par deux, est payé séparément par chacun. Allez, il n’y