Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/518

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’à-propos. Il saisit prestement, comme il saisirait l’aile d’un papillon, la chose qui passe et, pour vulgaire qu’elle soit, il en fait un joyau merveilleusement serti. L’un de ses fervens admirateurs en a conclu qu’après lui le grand écrivain de l’avenir serait certainement un reporter transfiguré, un journaliste plus artiste que les artistes, un artiste plus journaliste que les journalistes. Mais nous doutons fort que Kipling fasse école, pas plus qu’un peintre tel que Henri Regnault par exemple ; la jeunesse, le feu, l’originalité, le diable au corps ne se transmettent ni ne s’attrapent. Et les millions d’auditeurs curieux et charmés qui, les yeux fixés sur lui, attendent avidement une histoire ou une chanson, savent bien qu’il est unique. L’année dernière, à pareille époque, on a tremblé pour sa vie. Peuples et rois se sont intéressés à son état, la presse du monde entier donnant de ses nouvelles ; mais il ne pouvait pas mourir, il avait devant lui un rôle trop conforme à son tempérament. Aujourd’hui, ce rôle, il le remplit, il plane, tel qu’un échappé du Walhalla, sur d’affreux carnages dont il a le premier donné le signal en désignant la petite république sud-africaine comme un obstacle à la civilisation, bon à balayer quand éclaterait l’inévitable grande guerre européenne. L’Angleterre a manqué de patience ; du reste, elle a suivi le mouvement que son jeune leader indiquait. Vraiment, il n’y a pas de potentat qui ait le pouvoir de celui dont un confrère dédaigneux nous disait, il y a une dizaine d’années à peine : A boy writing for boys ! Le boy a grandi. Comme l’un de ses héros partis de rien, il voulut être roi et il le fut tout de bon, — plus que roi, prophète ! Mais ceci, il ne le doit pas au meilleur de son œuvre, qui est en prose sobre, nerveuse et condensée : il y arriva d’un coup par le genre d’à-propos que nous signalions tout à l’heure, lorsque, au milieu des pompes du jubilé qui révélait pour la première fois l’immensité, les ressources, les richesses, les splendeurs de l’Empire, il dota l’Angleterre du Recessional hymn, dictant, pour ainsi dire, avec autorité l’état d’âme qui convenait à un peuple ébloui de sa propre grandeur. Ce chant prétendu religieux restera comme un monument d’orgueil incommensurable. Sous prétexte de demander à Dieu l’humilité dans le triomphe, l’Angleterre y relègue à leur rang, d’un geste hautain, non seulement les gentils, mais les croyans d’espèce inférieure, les vantards qui se passent de la loi. Que ceux qui ont des oreilles pour entendre comprennent. Cela s’était vu déjà dans l’Évangile : « Seigneur, Je