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pendant les derniers temps de la période conventionnelle et au moment du 18 Fructidor, le rôle d’inspirateur occulte ; habile à discerner le ressort caché qui détermine les événemens et les hommes, il excellait à le toucher d’une main discrète et inaperçue, en quoi il était resté prêtre. Jamais il ne s’était compromis ouvertement ; en un temps où tant d’hommes s’étaient usés et consumés dans l’action, il bénéficiait de la force immense attachée à celui qui a su attendre, se réserver, et sa réputation avait grandi de tout ce qu’il n’avait pas fait. On lui attribuait une puissance d’esprit extraordinaire, un génie constructif. Il avait étudié les lois, considéré les peuples, comparé les gouvernemens. On savait qu’une constitution de rechange résidait tout entière dans son cerveau, et elle paraissait d’autant plus admirable qu’il ne la laissait entrevoir que partiellement et par échappées. Enigmatique et volontairement inintelligible, il semblait porter en lui un grand mystère de salut public. S’étant garé actuellement dans l’ambassade de Berlin, il passait pour s’y être initié aux affaires européennes, pour s’être lié avec le haut personnel diplomatique ; qui pourrait mieux que lui réconcilier la France révolutionnaire avec la vieille Europe ? Par tous ces motifs, son heure parut venue ; un mouvement d’opinion se fit en sa faveur. Chaque année, les conseils renouvelaient le Directoire par cinquième. Le 27 floréal an VII, quand il s’agit de remplacer Rewbell, directeur sortant, les Cinq-Cents mirent Siéyès sur leur liste de candidats et les Anciens l’élurent.

En tout temps, Siéyès eût attiré l’attention et repoussé les sympathies. Son abord était froid, peu engageant, sa tournure gauche, sa physionomie muette et pincée. Spirituel et caustique à l’occasion, il devenait, dès qu’on le mettait sur le chapitre de ses théories constitutionnelles, tranchant, dogmatique, autoritaire ; il affirmait et ne daignait discuter ; à force de proclamer son infaillibilité, il arrivait à y faire croire.

On l’a pourtant trop dépeint comme un pur spéculatif, ne descendant jamais des hauteurs de la théorie ; il y avait chez lui des côtés terriblement pratiques. S’il jouissait vraiment, lorsqu’il recomposait en esprit la machine politique, de multiplier les rouages, de les agencer ingénieusement, de les combiner avec art, tout ce mécanisme s’appropriait dans sa pensée à une fonction spéciale, à un but unique : maintenir au pouvoir Siéyès et son parti, les y fixer et les y incruster à jamais. Les mots : système conservateur,