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davantage, les Anglais, qui sont de grands réalistes, ne s’en embarrasseront pas beaucoup. Et, s’il faut faire une guerre d’extermination contre des hommes d’origine européenne et de haute culture morale, civilisés et chrétiens comme eux, ils la feront. La grandeur de l’Empire est, parait-il, à ce prix. Il faudrait aujourd’hui l’âme d’un Gladstone pour s’arrêter devant cette œuvre de fer et de feu ; or, il n’y a plus de Gladstone en Angleterre, et, s’il s’en rencontrait un, il n’obtiendrait qu’un sourire de dédain, à moins pourtant qu’on ne préférât se livrer contre lui à des démonstrations moins platoniques.

L’exaltation de l’opinion est telle que la reine Victoria s’est vue obligée de sortir de ses habitudes de réserve pour satisfaire aux besoins d’enthousiasme dont sont animés ses fidèles sujets. Elle vient de faire une entrée théâtrale à Londres, et y a été accueillie comme elle ne l’aurait certainement pas été, il y a un mois, et comme elle ne le serait peut-être plus dans deux, avec les démonstrations que comporte l’heure précise où nous sommes. Rien de plus légitime, d’ailleurs, que ces démonstrations. Il est tout naturel qu’après les jours pleins d’angoisse qu’ils ont traversés, et pendant lesquels ils ont fait une si belle contenance, ne laissant rien paraître sur leurs visages ou dans leur attitude des sentimens secrets qui les oppressaient ; il est, disons-nous, bien naturel qu’à la nouvelle des premières victoires, les Anglais se soient laissés aller à une explosion de joie d’autant plus bruyante que leur contrainte morale avait été plus pénible. Ils avaient besoin de leur reine pour que la fête fût plus complète, car ce peuple loyaliste se tourne instinctivement vers elle toutes les fois qu’il éprouve une forte impression, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, douloureuse ou heureuse. Quand nous disons que la Reine, il y a quelques semaines, n’aurait pas été reçue à Londres comme aujourd’hui, cela ne signifie pas qu’elle ne l’aurait pas été avec le même attachement et le même respect ; mais les manifestations extérieures de ces sentimens auraient été différentes. La Reine est toujours la véritable représentation de la patrie, avec ce je ne sais quoi de plus touchant qui s’attache à une femme, surtout lorsque, par sa vie tout entière et par son âge, elle est digne de tous les hommages. La reine Victoria devait aller passer quelque temps à l’étranger ; elle y a renoncé afin de rester plus intimement mêlée à son peuple pendant des jours hier encore si sombres, aujourd’hui si brillans, également inoubliables les uns et les autres. Les Anglais lui ont su gré de n’avoir pas quitté le territoire britannique, et leurs acclamations en ont redoublé.