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connaissances nouvelles, donnez-leur le moyen et le loisir de s’instruire ! Voilà dans quelle direction je dois désormais agir, et voilà à qui doit servir mon action ! »


On peut se demander si, le jour où ils « auront étendu leur connaissance, » les paysans finnois continueront encore à chanter de belles mélodies, et à s’arrêter au bord des lacs pour admirer la nature. Mais le prince Kropotkine avait trop de foi dans la « force infinie de la science » pour s’embarrasser de semblables questions. Se vouant désormais tout entier à son rêve d’instruire et de civiliser le peuple russe, il résolut d’aller d’abord étudier chez les autres peuples les plus récens progrès de la civilisation. « A peine eus-je franchi la frontière russe, que j’éprouvai, avec une vivacité extraordinaire, une impression familière à tous ceux de mes compatriotes qui se trouvent pour la première fois hors de leur pays. Aussi longtemps que le train avait couru à travers les plaines russes, j’avais eu le sentiment de traverser un désert. Et brusquement tout changeait, hommes et choses, dès que le train pénétrait en Prusse. Ce n’étaient que fermes proprettes et gentils villages, jardins, larges chaussées ; et d’heure en heure, à mesure que je m’éloignais de la frontière, le contraste devenait plus fort. Berlin même, le morne Berlin, me parut plein de vie au sortir des villes russes. » A Zurich, puis à Genève, le néophyte entra en relations avec les chefs du mouvement nihiliste. Quand il revint à Pétersbourg, quelque temps après, son premier soin fut de s’affilier à une société secrète.

Qu’on ne croie pas cependant que cette société, ni que le prince Kropotkine lui-même aient eu pour unique programme la destruction universelle, ni pour unique objet la fabrication d’engins explosibles ! « C’est une grave erreur de la presse occidentale, — nous dit-il, — de confondre le nihilisme avec le terrorisme. Les troubles révolutionnaires qui ont éclaté en Russie vers la fin du règne d’Alexandre II, et qui ont abouti à la mort tragique de ce souverain n’ont en réalité rien de commun avec le nihilisme. Confondre le nihilisme avec le terrorisme, c’est confondre un mouvement philosophique, comme le stoïcisme ou le positivisme, avec un mouvement tout politique, comme le républicanisme. Le terrorisme a été produit en Russie par certaines conditions spéciales de la lutte politique, à un certain moment de l’histoire. Il a vécu, et il est mort. Il pourra renaître et mourir de nouveau. Mais le nihilisme a marqué son empreinte sur l’ensemble de la vie des classes instruites en Russie, et cette empreinte n’est pas près de s’effacer. »