Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le passé, le pouvoir n’est réellement où il semble résider. En vain vous le cherchez, il se dérobe. Vous le croyez tenir qu’il s’est évanoui. L’empereur subit ses ministres et ne gouverne pas. Les ministres, qui n’ont point à répondre de leurs actes devant le parlement, sont cependant à sa merci. Les fonctionnaires qu’ils nomment ne doivent de durer qu’au bon plaisir de leurs subordonnés. Dans les écoles, le directeur est déplacé sur la demande des professeurs, les professeurs sur la menace des élèves. Le même homme qui seul, assis devant son bureau, plein d’assurance, vous témoigne d’un sincère désir de conciliation, vous le retrouverez, le lendemain ou dans une heure, au milieu de ses secrétaires et de ses commis, hésitant, timoré, prompt à l’échappatoire. Des ordres sont donnés. D’où viennent-ils ? On a l’impression qu’ils partent d’une bouche anonyme. L’inférieur a gardé sous le nouveau régime cette force attractive et absorbante dont la vieille civilisation l’avait armé contre les périls de l’absolutisme. Au Japon, le pouvoir monte d’en bas.

Mais, si, jadis, le respect de la forme et de sévères traditions corrigeaient ce qu’un état semblable a d’insolite et de dangereux, il n’en va plus de même aujourd’hui, où la morale utilitaire et l’individualisme s’infiltrent dans l’esprit des masses. Ce qui n’était qu’un instinct de préservation habilement fardé s’affirmera bientôt avec la crudité d’un droit civique. L’autorité dépouillée du prestige nominal dont elle vivait n’est plus qu’un fantôme provisoire. La croyance à la divinité de l’empereur, — croyance imprécise d’un peuple qui n’essaya jamais d’élucider sa foi et dont l’âme religieuse ne trace pas de limites moins flottantes entre l’humanité et la divinité qu’entre la plante et la bête, — sous la lumière de la froide raison européenne, se trouble et pâlit. Ce n’est pas seulement une superstition qui va mourir. C’est le principe même du loyalisme, car, en rédigeant leur constitution, où le souverain se réclamait de sa céleste origine pour appliquer dans son empire la Déclaration des Droits de l’Homme, les politiciens ne s’étaient pas avisés qu’en cet accouplement disparate, si le merveilleux japonais dénaturait la portée des théories occidentales, les théories occidentales ne tarderaient pas à discréditer le merveilleux japonais. Ces législateurs firent une œuvre d’école, une « Henriade » constitutionnelle. Et, comme le peuple ne comprend que les œuvres vivantes, il lâchera bientôt le convenu pour le convenant et sacrifiera du même coup la divinité et la